LE QUOTIDIEN : Vous faites de la prise de conscience de l’impact de la mort sur les soignants une cause personnelle. Pourquoi ?
Pr THIBAUD DAMY : Je vois dans mon quotidien, depuis des années, la difficulté pour les soignants à appréhender la mort de leurs patients, ce qui retentit sur leur propre santé mentale et sur les soins. La mort est tabou dans notre société. Or, à part aux pompes funèbres, aucun autre métier n’y est autant confronté.
Un décès, une situation qui tourne mal peuvent suffire à ébranler un soignant. Lors de mon tour de France, j’ai rencontré deux équipes de maternité qui ont connu le décès d’une mère l’année précédente – un impossible qui peut malgré tout arriver – et l’ensemble du service est dévasté. Personnellement, j’ai eu un traumatisme vicariant [usure émotionnelle progressive développée en étant exposé de façon répétée à la souffrance de ses patients ou à leur récit traumatique, NDLR]. Dans certains services, les décès sont plus fréquents, leur répétition ne laisse pas le temps aux soignants de récupérer et d’analyser en eux-mêmes les conséquences. C’est le cas en cardiologie, entre les arrêts cardiaques, les suites d’interventions, les pathologies graves et/ou chroniques (insuffisance cardiaque, amylose…).
Pour les soignants, chaque situation est singulière et les phénomènes de transfert varient en fonction du type de patient, de l’âge et du sexe, de la cause du décès et de son type (brutal ou attendu). Contrairement à ce que l’on peut penser, les soignants les plus âgés, certes aguerris, ne sont pas épargnés. Parfois, l’insouciance de la jeunesse protège alors qu’un âge plus avancé rapproche le soignant de sa propre finitude.
Contrairement à ce que l’on peut penser, les soignants les plus âgés, certes aguerris, ne sont pas épargnés
Le 30 mars, vous êtes parti de Paris pour marcher 906 km jusqu’à Toulouse. Quel enseignement en tirez-vous ?
À travers ce tour de France à pied du territoire et des hôpitaux, en traversant sept villes, j’ai rencontré des centaines de soignants et observé la complexité et l’impact de la mort sur eux mais également sur leurs familles. Je devais tenir 14 conférences mais j’en ai fait plus d’une vingtaine, au cours desquelles mon témoignage, de fragilité et d’humilité, est devenu un prétexte à l’expression des collègues. Ils faisaient part de leur sentiment d’être démunis, isolés et souvent délaissés par leur institution non informée de l’étendue du problème.
Par cette pause, j’ai voulu marquer les consciences et pointer un enjeu sociétal. J’en ai tiré la conviction qu’il faut lancer une réflexion globale interministérielle sur la mort et, bien sûr, in fine, sur le sens de la vie. Hasard du calendrier, cette marche a coïncidé avec les débats à l’Assemblée nationale sur les propositions pour la fin de vie.
Deuxième enseignement : je me suis rendu compte que les Français ne mesuraient pas à quel point les soignants sont affectés par la mort de leurs patients. Et, à l’exception de quelques récits d’actes d’humanité, marqués par des gestes et paroles simples, la plupart des témoignages que j’ai recueillis étaient sévères à l’égard des soignants, qui, épuisés, mal formés, défaillaient dans leur mission. Faute de formation, les équipes peuvent laisser échapper des mots malencontreux. Ou, pire, par déni, négliger l’organisation du parcours de soins en fin de vie, voire la fuir, et ne pas informer les patients et leurs proches de leur pronostic défavorable à court terme.
Ce constat d’une carence dans la prise en compte de la mort est-il général ?
Oui, c’est global. J’ai même traversé des déserts médicaux où, faute de soins pour apaiser leur souffrance, deux personnes atteintes de cancer, à des âges et des endroits différents, en sont venues à des actes désespérés, selon le récit que m’en ont fait leurs amis. J’ai rencontré des médecins de ville qui éprouvent une culpabilité et un isolement immenses lors d’un décès. Mais quand le cabinet est noyé sous les grippes et les gastros, il n’est pas impossible de passer à côté d’une méningite. Comment remonter la pente, alors ?
Quant à l’hôpital, la mort lui a été déléguée : 60 % des Français y meurent. « Si j'avais eu le temps, j'aurais fait mieux, ça ne serait pas arrivé » est une pensée très fréquente dans un contexte contraint où tout s’accélère et où le temps manque cruellement.
Refuser de voir que la majorité des Français décèdent à l’hôpital conduit à reproduire les dysfonctionnements et à se priver d’anticiper des parcours de fin de vie. Par exemple, dans mon hôpital, les urgences sont le quatrième service en nombre de décès. Cela devrait nous alerter sur le fait que les patients sont probablement renvoyés trop tôt à domicile où ils s’aggravent, ce qui conduit les familles à les ramener aux urgences. Les urgences sont-elles le lieu pour décéder d’une pathologie chronique et d’une mort attendue ?
Refuser de voir que la majorité des Français décèdent à l’hôpital conduit à se priver d’anticiper des parcours de fin de vie
Nous avons des parcours de soins ponctués par des actes techniques mais nous manquons d’un parcours de fin de vie commun à toutes les spécialités, notamment les pathologies chroniques. En lien avec le médecin de la pathologie chronique, le spécialiste de soins palliatifs prendrait en charge les symptômes fréquents (douleurs, troubles du transit et du sommeil, insomnie, difficultés psychologiques) tout en garantissant au patient un projet de vie jusqu’au bout en qualité. Les soins palliatifs ne doivent pas être dédiés à l’agonie. L’ambulatoire est capital : en cas d’aggravation, les patients rentrés dans un tel parcours seraient orientés vers des unités spécialisées palliatives et éviteraient les urgences ou les services de pathologies chroniques, pas forcément adaptées. Le rôle du médecin ne consiste pas seulement à réaliser des actes techniques mais à s’occuper d’une personne jusqu’au bout, en humanité, même quand il n’y a plus d’actes à faire.
La loi sur les soins palliatifs et la stratégie décennale sont-elles de nature à faire changer les choses ?
Oui, à condition d’ouvrir les soins palliatifs à l’ensemble des pathologies chroniques au-delà de l’oncologie. Avec le vieillissement de la population, les patients meurent avant tout de pathologies chroniques cardiovasculaires, néphrologiques, neurologiques, gastroentérologiques. La formation des médecins doit en tenir compte. Apprivoiser la mort devrait aussi permettre de dépasser le sentiment de culpabilité ou d’échec des soignants, qui est un puissant facteur de déni. Quand un service parvient à accepter la mort et à accompagner les patients jusqu’au bout collectivement, un sentiment de gratitude et de fierté professionnelle émerge.
La place de la mort est-elle différente dans les Ehpad ?
Chaque année, un tiers des résidents y décède. J’ai constaté que les soignants s’attachent particulièrement aux patients qui leur sont confiés par les familles. Certaines structures cachent la mort, pourtant omniprésente. J’ai été marquée par un établissement qui, au contraire, organise un cortège funéraire lors d’un décès afin de célébrer la vie du défunt. Une manière de signifier qu’il n’est pas qu’un numéro et de permettre aux autres pensionnaires et aux soignants d’exprimer leur peine. On ne s’habitue jamais à la mort.
Comment les soignants peuvent-ils cesser de vivre la mort comme un échec ?
Dans les universités, l’apprentissage de la médecine se réduit encore trop souvent à une succession d’actes pour soigner et « sauver » le malade… qui s’avèrent parfois futiles. Accompagner un patient devrait plutôt consister à accepter que nos patients vont mourir un jour, que nos techniques sont limitées, et que notre rôle de soignant est d’être présent jusqu’au bout. Mais n’avons-nous pas peur de notre propre mort ? Est-ce cela que nous fuyons ?
Il est aussi temps de reconnaître les émotions des soignants. Environ 80 % des paramédicaux que j’ai rencontrés m’ont dit qu’on les avait invités à laisser leurs émotions au vestiaire quand ils enfilent leur blouse. Et aucun médecin n’avait eu vent de ce sujet dans son cursus.
C’est d’ailleurs dans cette perspective que nous lançons, en janvier, le diplôme universitaire (DU) « Les soignants face à la mort, enjeux individuels, organisationnels et de santé publique » à l’université Paris Est-Créteil, qui formera des ambassadeurs dans les lieux de soins.
Annoncer un mauvais pronostic prend du temps, mais il est primordial que les familles comprennent afin qu’elles entourent au mieux leur proche
Qu’avez-vous mis en place dans votre propre service de cardiologie ?
Nous avons instauré un système d’alerte avec les psychologues du personnel, que nous voyons par ailleurs en réunion tous les deux mois. Des espaces éthiques permettent de discuter des cas complexes pour optimiser la prise en charge, trouver un compromis, éviter les conflits, et des ateliers de soins sont l’occasion de mieux appréhender la mort. L’association d’art-thérapie Neztoiles intervient auprès des patients et des soignants, ces derniers pouvant pratiquer aussi du shiatsu… Ces dispositifs ont amélioré le partage de nos différences et rompu l’isolement des soignants.
Nous avons aussi beaucoup travaillé les relations avec les patients et les familles, à travers les consultations d’annonce, post-annonce, les entretiens de conciliation… Il y a quinze ans, quand notre service s’est spécialisé dans l’amylose, la violence de la mort a ébranlé l’équipe. Annoncer un mauvais pronostic prend du temps mais il est primordial que les familles comprennent afin qu’elles entourent au mieux leur proche. Si elles ne sont pas informées de la gravité du pronostic, elles retourneront contre les soignants leur culpabilité d’avoir fait défaut. Lorsque nous suivons correctement un patient, malgré sa douleur, la famille nous remercie toujours et cette gratitude renforce la cohésion d’équipe et permet aux soignants de se réparer de la perte.
Quel regard portez-vous sur la loi relative à l’aide active à mourir ?
Je n’ai pas d’avis pour ou contre. Je m’interroge seulement sur la façon dont elle pourrait, si elle est adoptée, modifier et complexifier la relation patient-soignant. Elle se justifie pour des cas bien précis très touchants mais, au niveau populationnel, j’ai peur qu’elle soit mise en action trop largement par manque de services de soins palliatifs ou de soignants, dans une vision économique. Cela rend d’autant plus urgentes la réflexion et la formation sur l’impact de la mort chez les soignants car les avis des membres d’une même équipe pourront diverger et aboutir à des conflits éthiques et managériaux, non sans conséquence sur l’organisation du soin.
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