La politique ne se résume pas à prendre les « bonnes » décisions, encore faut-il savoir les partager, les faire accepter par la population. Le débat public est probablement le meilleur outil pour cela à condition que chacun ait le sentiment de pouvoir s’exprimer et que sa parole soit sinon écoutée du moins respectée.
Les expériences de débat public sont nombreuses, y compris dans le domaine sanitaire, les réussites moins fréquentes. Peut-être parce que la santé est un secteur dans lequel les antagonismes entre une approche collective, la santé publique, et la perception individuelle plus intuitive et émotive que rationnelle sont particulièrement virulents.
Les enseignements que nous pouvons tirer des États Généraux de la Santé et de la loi Droits des malades dont nous venons de fêter les vingt ans permettent d’esquisser les conditions de réussite d’un débat public. Il s’agit en effet d’un des rares exemples de dispositif participatif ayant donné naissance à une loi parmi les plus marquantes dans le domaine sanitaire et unanimement saluée.
Spontanéité et absence de cadre contraignant
Personne, hormis le Ministre de la Santé, Bernard Kouchner et la petite équipe qui l’entourait ne croyait vraiment aux États Généraux de la Santé. Cette indifférence s’est transformée en atout puisque ceux qui n’y étaient pas favorables ne se sont pas mobilisés laissant se développer une expression libre qui n’esquivait pas les questions dérangeantes. Les difficultés d’organisation, la lourdeur des procédures administratives, n’ont pas permis de réaliser la grande consultation nationale par questionnaire qui était prévue, laissant en grande partie l’initiative aux acteurs locaux, qu’il s’agisse des échelons déconcentrés de l’État, des collectivités territoriales ou du monde mutualiste et associatif.
Les initiatives ont été nombreuses, diverses et les débats ont tout de suite mobilisé la population. Le premier, organisé dans la périphérie de Niort un soir de novembre a montré l’ampleur du besoin d’expression puisque près de mille personnes s’étaient réunies, non pour écouter le ministre mais pour dire leurs difficultés, raconter leur expérience. Pendant cinq heures, les témoignages se sont succédé, sans insatisfaction ou frustration face à l’absence de réponses du ministre, l’essentiel étant de pouvoir exprimer ses souffrances. Cette libération de la parole a probablement été rendue possible parce qu’aucun objectif précis n’avait été assigné aux États généraux. La loi Droits des malades qui aurait pu conduire les différents groupes de pression à se positionner dans des postures traditionnelles, n’ayant été annoncée qu’en juin 1999 lors de la clôture des États Généraux par Lionel Jospin, alors Premier Ministre.
Une prise de pouvoir par les usagers
Des débats autour de thèmes prédéfinis, que nous souhaitions plus cadrés à partir des questions préparées par les experts du sujet devaient être organisés dans chaque région, autour d’un jury citoyen. Le premier, à Rennes, a vu les usagers prendre le pouvoir. En effet, le jury citoyen a immédiatement interpellé Bernard Kouchner en le remerciant de leur permettre de répondre aux questions qu’il se posait mais en lui disant que ces questions n’étaient pas celles qui eux, les préoccupaient.
Nous avons compris soudainement que donner la parole dans un cadre prédéterminé n’était pas la bonne méthode : c’était l’objet même du débat qui devait être discuté, négocié. Les États généraux commençaient à nous échapper et à trouver leur propre logique. De la même manière, lorsque les acteurs traditionnels du débat social, les syndicats notamment, ont voulu utiliser les EGS comme caisse de résonance pour leurs revendications, c’est de la salle que sont venues des réactions qui ne remettaient pas en cause les revendications mais rappelaient avec fermeté que les États généraux n’étaient pas faits pour cela.
Pas de confusion des rôles entre débat et décision
Dans un autre domaine la récente convention citoyenne pour le climat a mis en évidence les ambiguïtés qui demeurent autour du rôle des groupes de citoyens. La promesse qui avait été faite de reprendre leurs propositions a renforcé la confusion entre débat et décision. Il n’est pas dans les missions des citoyens tirés au sort de se substituer aux décideurs légitimés par l’élection. Il s’agit plus simplement et plus fondamentalement de faire émerger des causes peu défendues par les formes classiques de représentation pour enrichir le contenu des politiques publiques. Au-delà, la transparence des débats « oblige » les décideurs à justifier, expliquer leurs décisions lorsqu’elles s’écartent des recommandations des citoyens.
Par un curieux mouvement de balancier nous avons aujourd’hui tendance à parer les groupes de citoyens tirés au sort d’une légitimité que nous dénions aux représentants que nous avons choisis ! Si les règles du jeu ne sont pas clairement fixées, les expériences de participation citoyenne ont du mal à trouver un passage entre deux écueils, l’instrumentalisation des débats et la frustration des citoyens qui pensaient disposer d’un réel pouvoir de décision.
Ces trois observations mettent déjà en évidence deux conditions nécessaires mais pas forcément suffisantes pour que le débat public s’insère dans les dispositifs classiques de la démocratie : la souplesse et une conception claire et explicite du rôle que les décideurs entendent confier aux citoyens.
Mais l’essentiel est la permanence du débat public. Il est le vecteur de l’engagement des acteurs de la société, il est au cœur de la démocratie participative elle-même essentielle pour asseoir la légitimité des élus. Or il est fréquemment oublié lorsque tout va bien et que les décideurs ont le sentiment de pouvoir s’en passer. C’est lorsque la représentativité, la légitimité des institutions et des élus sont interrogées voire bousculées qu’il est à nouveau utilisé. C’est ainsi que rares sont les expériences de débat public qui ont échappé au reproche d’instrumentalisation, d’habillage pour justifier des décisions déjà prises.
La loi Droits des malades a échappé à cet écueil parce que les États généraux ont débuté en 1998 mais ce n’est que quatre ans plus tard que la loi a été adoptée après une longue période de coécriture permise par un travail important en amont autour de groupes de travail tel celui que j’animais alors sur la place des usagers dans le système de soins. Les obstacles ont été surmontés parce que le débat a été profond mais aussi parce que les étapes de préparation ont favorisé l’engagement de personnalités qui ont permis de surmonter les clivages traditionnels, tel Bernard Glorion alors président du Conseil National de l’Ordre des Médecins. Il faut se souvenir que les débats ont été parfois tendus, autour du dossier médical par exemple ou de l’introduction de la notion d’aléa thérapeutique mais que les obstacles ont été surmontés grâce à des échanges entre acteurs, parfois longs et fastidieux, mais évitant ainsi le sentiment de solutions imposées, les arbitrages rendus étant plus explicites.
Pas de solution miracle pour la réussite d’un débat public mais une exigence incontournable, le développement de lieux de débats permanents pour permettre l’expression de points de vue divers, sans lesquels le sentiment « de ne pas compter » rend toutes les décisions difficilement applicables, voire illégitimes.
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