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Dossier

Droit de la propriété intellectuelle

Accès aux vaccins : débat autour de la levée des brevets 

Par Elsa Bellanger - Publié le 25/06/2021
Accès aux vaccins : débat autour de la levée des brevets 

L’Afrique n’a inoculé un vaccin contre le Covid qu’à 2 % de sa population
AFP

S’ils se sont engagés en faveur d’une répartition plus équitable des vaccins contre le Covid-19, les dirigeants du G7 réunis début juin ne se sont pas prononcés, malgré certaines promesses, sur une suspension temporaire des droits de propriété intellectuelle. La mesure reste complexe et controversée.

Les dirigeants des grandes puissances du G7*, réunis pour un sommet de trois jours en Angleterre, se sont engagés, le 13 juin, à mettre fin à la pandémie de Covid-19 en fournissant aux pays les plus pauvres un milliard de doses de vaccins d’ici à la fin 2022 en les finançant directement ou via Covax, le mécanisme de partage mis en place par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

Les récentes prises de position de Joe Biden et d’Emmanuel Macron laissaient pourtant entrevoir des résultats plus ambitieux en faveur d’un accès équitable aux vaccins. Les présidents américain et français avaient, le 5 mai pour le premier et le 9 juin pour le second, affiché leur soutien à la proposition de l’Afrique du Sud et de l’Inde de lever temporairement les droits de propriété intellectuelle sur les vaccins afin de permettre une augmentation rapide des capacités mondiales de production.

En octobre 2020, les deux pays ont en effet déposé auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) une demande de dérogation à certaines dispositions de l’accord sur les ADPIC (Aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce) − comme le rend possible l’accord de Marrakech − concernant les vaccins et traitements contre le Covid-19 pour « au moins trois ans ». Révisée en mai dernier à l’approche de nouvelles discussions à l’OMC les 8 et 9 juin derniers, la proposition − qui porte sur l’ensemble des outils nécessaires à la lutte contre la pandémie (vaccins, traitements, diagnostics, dispositifs médicaux, équipements de protection, mais aussi matériaux et composants nécessaires à leur production) − a reçu le soutien officiel d’une soixantaine de pays, tandis que la Chine et la Russie s’y sont montrées favorables.

L’opposition des laboratoires au nom de l’innovation

Pour ses promoteurs, comme pour les ONG, cette proposition est la seule capable de répondre à l’urgence en levant les contraintes juridiques qui bloquent l’augmentation des capacités de production mondiale. « La proposition va plus loin qu’une simple levée des brevets ou que les dispositions prévues par la licence d’office, qui ne touchent pas le secret des affaires et excluent l’accès à certaines données comme celles issues des essais cliniques. Ce sont pourtant des données indispensables pour assurer la fabrication des vaccins », explique Dimitri Eynikel, conseiller pour l’accès aux médicaments de Médecins sans Frontières. « Prévue par les textes, la licence d’office implique des mois de négociation sur les modalités de mise en œuvre. Ce n’est pas compatible avec l’urgence de la pandémie actuelle », ajoute Juliana Veras, coordinatrice du plaidoyer « Prix des médicaments et systèmes de santé » de Médecins du Monde.

Au Parlement européen, les eurodéputés se sont également montrés favorables à la proposition de l’Afrique du Sud et de l’Inde. Mais les laboratoires pharmaceutiques et leurs pays d’accueil s’y opposent au nom de leur effort financier dans la recherche, de leur engagement dans les dispositifs de partage des doses et de leur mobilisation dans des partenariats pour la production. En mai, Philippe Lamoureux, directeur général du Leem, rappelait la mobilisation des industriels à travers 275 accords conclus pour la production de vaccins, dont 214 incluent des transferts de technologies. Dans une tribune publiée dans « Le Monde », Frédéric Collet, président du Leem, explique que « lever les brevets menacerait l’innovation dans le futur », car « ce qui pousse les entreprises pharmaceutiques à innover, parfois à perte, c’est le possible accès à un marché sécurisé pour une durée limitée, grâce aux brevets ».

De son côté, la directrice générale de l’OMC, Ngozi Okonjo-Iweala, rappelle la complexité du processus de suspension temporaire des droits de propriété intellectuelle, qui demanderait un large consensus des membres de l’organisation. D’où son choix de plaider pour une alternative : une levée des restrictions sur le commerce des vaccins et de leurs composants (« les intrants »), couplée à un indispensable transfert de technologies. « Il existe des capacités de production non utilisées dans les marchés émergents. (…) Nous devons décentraliser la production : il est anormal que l’Afrique avec 1,3 milliard d’habitants (...) importe 99 % de ses vaccins et 90 % de ses médicaments », souligne-t-elle.

Début juin, la Commission européenne avançait une position similaire, indiquant qu’elle n’était « pas convaincue » qu’une suspension temporaire des droits de propriété intellectuelle constitue dans l’immédiat la meilleure réponse « pour atteindre l’objectif d’une distribution large et en temps voulu des vaccins dont le monde a un besoin urgent », selon un communiqué exposant sa contre-proposition déposée à l’OMC. L’Union européenne (UE) rejoint la directrice de l’OMC en se prononçant en faveur d’une levée des barrières à l’exportation des vaccins.

Accords de licence

La Commission défend également des « accords de licence » volontaires entre entreprises, assortis d’un « partage d’expertise, de prix différenciés, y compris des ventes à prix coûtant aux pays à faible revenu, de la fabrication en sous-traitance et de nouveaux investissements dans des installations de production au sein de pays en développement ». Si ces instruments, jugés « les plus efficaces » par l’UE, ne sont pas activés, la Commission estime « légitime » le recours aux licences « obligatoires » (exportation) ou d’office (marché intérieur) : ces dispositifs offrent une « flexibilité » pour l’octroi par une autorité nationale d’une licence à un producteur volontaire sans le consentement du titulaire du brevet, et ce de façon encadrée et avec une indemnisation financière. Pour Juliana Veras de Médecins du Monde, la proposition européenne se limite à « l’activation de dispositions existantes » et constitue une « distraction qui crée de la confusion ».

Le défi de l’accès aux vaccins reste complexe. Selon l’OMS, 11 milliards de doses au moins seraient pourtant nécessaires par an pour pouvoir vaincre la pandémie. Si l’industrie pharmaceutique affirme pouvoir atteindre cet objectif de production d’ici à fin 2021, les prévisions sont revues à la baisse par le FMI à six milliards. Pour l’heure, l’Afrique n’a inoculé un vaccin qu’à 2 % de sa population, alors que les pays les plus riches entament la vaccination des populations jeunes. Les 27 et 28 juillet reprendront les négociations à l’OMC lors du prochain conseil général.
 

*États-Unis, Canada, Japon, Royaume-Uni, Allemagne, France et Italie

Elsa Bellanger