LE QUOTIDIEN : Pourquoi vous intéresser aux effets du dérèglement climatique sur la santé mentale ?
Pr ANTOINE PELISSOLO : Les troubles psychiques ont de multiples déterminants. L’environnement est l'un d'eux, en complément des autres facteurs de risques biologiques et psychologiques. Et il est important de le comprendre pour mieux appréhender les troubles de nos patients. C'est pourquoi, nous nous intéressons depuis plusieurs années à l'impact de l'environnement sur la santé mentale, en particulier à travers l'étude de l'effet de la pollution et de la température.
Le dérèglement climatique joue sur notre santé mentale à deux niveaux. Il y a d’abord les effets physiques ou physiologiques provoqués directement par les changements environnementaux ou les catastrophes – canicules, sécheresses, tornades ou tsunamis par exemple –, puis la prise de conscience des risques qu’encourent l’espèce humaine et la planète, qui crée un stress supplémentaire.
Dans nos consultations, l'inquiétude relative à l'avenir de la biosphère est une thématique de plus en plus fréquente, surtout chez les jeunes, même si cela est rarement l'unique facteur à l'origine de l'anxiété. On observe également ces préoccupations chez des personnes qui ont des anxiétés généralisées – une inquiétude excessive pour l'avenir – ou qui souffrent de stress post-traumatique après avoir été confrontées directement ou indirectement à des catastrophes naturelles.
Comment définit-on l'éco-anxiété ?
C'est une inquiétude projective, ressentie face aux menaces actuelles ou futures auxquelles est confrontée la Terre, comme l'épuisement des ressources naturelles, alimentaires, énergétiques et en eau qui se profile. Les personnes qui déclarent souffrir d'éco-anxiété rapportent des symptômes du champ des troubles anxieux : attaques de panique, crise d'angoisse, troubles du sommeil, pensées obsessionnelles, troubles alimentaires (anorexie, hyperphagie), émotions négatives (peur, tristesse, impuissance, désespoir, frustration, colère, paralysie), voire des angoisses de survie.
À côté de cette polarité anxieuse, se trouve la polarité dépressive, connue sous la forme de la solastalgie, néologisme issu de la contraction du mot anglais solace (réconfort) et de la racine grecque algos (douleur). C’est le sentiment d’avoir perdu quelque chose qui ne reviendra pas, une tristesse intense qui en général apparaît après l’éco-anxiété. Elle repose sur un constat de deuil écologique causé par la perte d’un environnement auquel on est attaché, la terre des ancêtres, sous l'effet des canicules, sécheresses, etc.
Existent ensuite les variantes de ces états liées aux réactions des personnes, qui peuvent aller de la colère à l'encontre des pouvoirs publics ou de ceux qui restent dans le déni, à la culpabilité, en passant par le sentiment d'être incompris. Certains jeunes, qu'on appelle Ginks (pour « Green inclinations, no kids »), vont jusqu'à penser qu'il ne faut plus faire d'enfants dans un tel monde.
Ces concepts pourraient-ils faire l'objet d'une classification médicale ?
Il est encore difficile de se prononcer puisqu'ils sont récents. Certains symptômes qui accompagnent cette anxiété peuvent relever de la souffrance pathologique. Mais les diagnostics dont nous disposons déjà en psychiatrie, dans le Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM) ou la Classification internationale des maladies (CIM), peuvent suffire à les décrire. On peut parler de troubles anxieux généralisés à dominante écologique, idem pour les attaques de panique ou le stress post-traumatique. Il s'agit plutôt d'une spécification liée à la thématique de cette anxiété.
Les études manquent, nous avons surtout des enquêtes, comme celle publiée dans « The Lancet » en septembre qui porte sur le niveau d'inquiétude de 10 000 jeunes de 16 à 25 ans dans dix pays et qui avance des chiffres de prévalence très élevés*. Mais je ne connais pas de publications qui explorent les déterminants ni d'études qui se fondent sur des évaluations cliniques. Il faudrait développer des travaux pour évaluer l'impact sur le bien-être ou la consommation de soins.
Quelles réponses apporter ?
La première chose est d'entendre cette inquiétude légitime, sans la négliger, faute de quoi la souffrance des patients risque de s'acutiser. C'est loin d'être évident : le déni touche aussi les thérapeutes et médecins, peu habitués à faire de ce sujet un motif de consultation.
Puis, l'accompagnement sera du même ordre que pour les autres facteurs de stress et d'anxiété. On peut proposer des méthodes de gestion du stress, de relaxation, d'hygiène émotionnelle et de vie mais aussi de l'activité physique, pour réduire le stress et améliorer le sommeil. Dans le cadre de cette thématique écologique, s'impose l'idée qu'il faudrait les pratiquer dans la nature. Cela peut paraître superficiel, mais l'amélioration du bien-être en contact avec la nature est démontrée dans des études - ainsi que l'inverse, le lien entre urbanicité et dégradation de la santé mentale.
À un troisième niveau, en cas de souffrance importante, on peut proposer des thérapies plus structurées. Les thérapies cognitivo-comportementales, par exemple, permettent de réfléchir à la manière dont on perçoit la réalité et ainsi d'éviter de s'exposer à trop de culpabilité. Certains arrivent à des troubles permanents à chaque achat ; or, il faut relativiser et ne pas se sentir coupable à son échelle !
On peut aussi encourager et accompagner des réflexions sur des choix de vie. Se sentir utile semble bénéfique à ces patients. Aussi peut-il être judicieux de les encourager à agir dans le cadre d'une association ou d'une action militante. La dimension collective aide notamment à partager ses inquiétudes. Attention cependant à ne pas tomber dans l'obsession : il faut trouver un équilibre entre défendre et faire vivre des valeurs profondes, et être confronté en permanence à des questions qui dépassent l'échelle individuelle. Il faut se ménager des temps de distraction afin se consacrer à d'autres occupations.
Quel est le rôle des médecins ?
Ils doivent faire preuve d'une écoute à l'égard de ces questions, soutenir les patients, les orienter si besoin vers des prises en charge psychologiques et rappeler que toutes ces sources de stress peuvent être délétères pour la santé. Il faut faire la distinction entre des inquiétudes légitimes et une expression excessive, et insister sur l'importance de prendre soin de soi, même lorsqu'on pense que la priorité est la protection de la planète. Il s'agit de s'inscrire dans une vision de santé globale.
Vu l'état de la psychiatrie, il est délicat d'adresser ces patients à des psychiatres –sauf lorsqu'on a des doutes sur un diagnostic de troubles sévères, notamment de dépression. Les psychologues peuvent davantage être sollicités. Les patients peuvent encore recourir à des applications ou des livres qui donnent des clefs pour gérer leurs émotions, tout en consultant ponctuellement pour voir si l'évolution est favorable. Les médecins de famille qui connaissent les personnes depuis longtemps peuvent détecter une évolution problématique.
Mais les médecins traitants ont-ils suffisamment conscience de ces enjeux, sont-ils suffisamment outillés pour y répondre ?
Pas vraiment… On a tous déjà tellement à faire avec les soins courants, en particulier depuis la pandémie de Covid-19, qu'il est difficile de s'ouvrir à d'autres problématiques qui semblent moins urgentes. Mais de plus en plus de praticiens sont conscients des enjeux climatiques, surtout les jeunes générations.
Quel peut être l'effet de la médiatisation de la COP 26 sur les personnes souffrant d'éco-anxiété ?
C'est à double tranchant. Les informations diffusées, par exemple le rappel du rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), aggravent considérablement le sentiment de détresse , c'est ainsi qu'émerge une véritable prise de conscience. Les réactions sont donc variables, selon ceux qui se réjouissent de la mobilisation collective - les accords de Paris ont pu susciter beaucoup d'espoir - ou ceux chez qui le pessimisme l'emporte. La répétition des catastrophes naturelles cet été a pu aiguiser les états de tension chez les plus anxieux qui peuvent regarder les images en boucle. Sans compter la crise du Covid qui a fait prendre conscience de notre fragilité humaine, mais aussi de celle de la nature.
Les émotions du dérèglement climatique, Pr Antoine Pelissolo, Dr Célie Massini, éditions Flammarion, 2021, 224 pages, 19 euros.
*59 % se disent extrêmement inquiets par rapport au changement climatique, 84 % modérément, plus de 50 % rapportent des symptômes dépressifs. Plus de 45 % perçoivent un impact négatif sur leur vie quotidienne
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