Livres
Une voix d'outre-tombe
L ES reproches faits à Tahar Ben Jelloun sont sévères, qui concernent le fond et la forme. « Cette aveuglante absence de lumière » (1) est le récit, écrit à partir du témoignage d'un rescapé, de dix-huit années passées dans l'obscurité totale d'une cellule de trois mètres de long sur un mètre et demi de large, haute d'un mètre cinquante seulement. Une tombe conçue sur mesure pour que les soldats qui avaient tenté de tuer Hassan II en juillet 1971, meurent lentement dans d'atroces souffrances. Les responsables du coup d'Etat ont été exécutés ; les exécutants, de jeunes sous-officiers qui ont obéi aux ordres, ont été condamnés officiellement à dix ans de d'incarcération mais, transférés en secret au bagne de Tazmamart après deux ans à la prison de Kenitra - le temps qu'ingénieurs et médecins mettent au point le nec plus ultra des conditions du supplice -, ils étaient en fait destinés à pourrir dans la nuit humide de leur fosse ; ça a été le sort de vingt-huit des cinquante-huit prisonniers.
Dès la libération des survivants en octobre 1991, sous la pression internationale, le bagne a été rasé et toute trace du drame effacée. Il ne reste rien de Tazmamart, sauf dans la mémoire de ses victimes.
Ahmed Marzouki est de celles-ci, qui a passé 6 550 jours immobilisé dans une de ces geôles. Il raconte son calvaire dans « Tazmamart Cellule 10 » (2), un cri de souffrance persistante déchirant.
Tahar Ben Jelloun, lui, a fouillé la mémoire d'une autre victime, Aziz Binebine, et beaucoup regrettent que la plénitude de son écriture fasse de l'ombre au récit brut de M. Marzouki. Ce dernier - qui n'est pas autorisé à quitter le Maroc - espère seulement que le « grand talent » du romancier va aider à faire connaître à un large public l'horreur de Tazmamart et « aider à ce que jamais, plus jamais, une telle barbarie ne soit possible ».
Là s'arrête sa reconnaissance. Car il dénonce, avec d'autres survivants, le silence observé jusqu'à aujourd'hui et l'accession au pouvoir de Mohammed VI, par le prix Goncourt 1987 sur cette tragédie. Tahar Ben Jelloun réplique : « Il est facile de penser aujourd'hui que l'on savait tout de l'étendue de ce drame, ce qui est loin d'être le cas. Seules quelques voix isolées, telle Christine Serfaty, ont tenté d'alerter l'opinion (3). Au Maroc, le silence a été total, y compris de la part de ceux qui, aujourd'hui, me donnent des leçons. » Et d'ajouter : « Si je ne suis pas, à l'époque, plus intervenu, c'était aussi pour protéger ma famille au Maroc et ma possibilité d'y retourner. Raisons que les moralistes peuvent trouver mineures mais qui ne l'étaient pas à mes yeux. »
Reste un livre, un roman, « Cette aveuglante absence de lumière », qui est à la fois une description intolérable de « la sophistication dans la vengeance » et une leçon de résistance impensable. Il est écrit à la première personne, sans fioritures, et le narrateur nous fait partager l'enfermement dans ses quelques mètres carrés en même temps que l'infinie évasion de son esprit. A la déchéance du corps répond la renaissance de l'âme.
Le corps plié et ankylosé sur le ciment mouillé, sale, empuanti par les excréments, rongé par la vermine, torturé par le froid glacial l'hiver et la chaleur torride l'été, le venin des scorpions sciemment introduits, l'absence de soins et, calculé pour empêcher de mourir, cinq litres d'eau par jour, du pain blanc comme de la chaux et dur comme du béton et des féculents matin et soir, pendant dix-huit ans.
Mais aussi, pour ne pas sombrer dans la folie, la volonté de se vider de ses souvenirs, d'abolir la haine, la colère, la tristesse, l'espoir comme le désespoir, la nécessité d'effacer tous les sentiments comme l'a été le temps ; de ne plus user et à bon escient, pour survivre, que des mots échangés avec les autres prisonniers et du repli sur soi.
Tant d'horreur presqu'anonyme, et tant de grandeur chez un homme ordinaire métamorphosé par ses tortionnaires. Et aussi, il faut oser le dire, des belles pages d'écriture inspirées par ce charnier vivant où des hommes ont gagné en humanité.
(1) Editions du Seuil, 229 p., 110 F
(2) Editions Paris-Méditerranée/Tarik édition, 334 p., 110 F
(3) Christine Daure-Serfaty avait tenté d'alerter l'opinion dès les années 80 ; elle a publié le résultat de son enquête dans « Tazmamart. Une prison de la mort au Maroc », chez Stock, en 1992. Elle avait déjà participé deux ans auparavant à l'ouvrage « Notre ami le roi » (Gallimard), dans lequel Gilles Perrault révélait l'existence de ce bagne secret.
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