Vies de médecin

 Dr Shakil Afridi : le sang de Ben Laden sur les mains

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Publié le 13/04/2017
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Voilà bientôt six ans que le Dr Shakil Afridi croupit dans les geôles pakistanaises. Son crime ? Avoir organisé en avril 2011 une vraie-fausse campagne de vaccination dans la petite ville d’Abbottabad, où Oussama ben Laden avait trouvé refuge. Grâce à ce subterfuge, la CIA a pu formellement identifier le leader d’Al Qaeda et procéder à son élimination. Mais cet épisode mettait en lumière l’incompétence (ou la duplicité) des services secrets pakistanais, qui avaient laissé le cerveau du 11 septembre trouver refuge à quelques dizaines de kilomètres d’Islamabad. Shakil Afridi avait participé à cette honte nationale. C’était impardonnable.

L’affaire qui a mené au cachot ce médecin originaire du nord-est du pays reste obscure par bien des aspects. Commençons donc par ce qui est certain, et qui a notamment été relaté dans une enquête approfondie de National Geographic. Diplômé de la faculté de médecine de Peshawar en 1990, le Dr Shakil Afridi a occupé diverses fonctions de santé publique dans les fameuses zones tribales du Pakistan, à la frontière avec l’Afghanistan. En 2011, il avait la responsabilité du district de Khyber.

Agent de la CIA ou idiot utile ?

C’est à ce moment-là que les choses s’obscurcissent. La meilleure source d’information sur le sujet reste le rapport de la commission d’Abbottabad, mise en place par le gouvernement pakistanais pour faire la lumière sur les conditions de la mort de Ben Laden. Ce document a immédiatement été classifié quand il a été remis aux autorités, avant de fuiter dans la presse via Al-Jazeera. Shakil Afridi y nie tout contact avec la CIA : il a déclaré à la commission avoir organisé la fameuse campagne de vaccination en collaboration avec le bureau de Peshawar de l’ONG Save the Children, sans autre objectif que la santé publique. Rien de plus normal au regard de ses fonctions.

Le problème, c’est que devant la même commission, Save the Children affirme n’avoir jamais collaboré avec le praticien. Shakil Afridi aurait d’ailleurs avoué aux enquêteurs des services secrets pakistanais, dont les méthodes d’interrogatoire sont probablement plus musclées que celles de la commission d’Abbottabad, avoir été recruté par la CIA de longues années avant l’élimination d’Oussama ben Laden. Leon Panetta, directeur de la CIA au moment de l’élimination de Ben Laden, a confirmé quelques mois plus tard dans une interview à la chaîne CBS que Shakil Afridi avait « aidé à obtenir des renseignements très utiles dans le cadre de cette opération ». Mais il est impossible de déterminer à quel point le médecin était conscient de participer à la traque d’un dangereux terroriste, voire du terroriste le plus recherché au monde.

Toc-toc, est-ce que Monsieur Ben Laden est là ?

Ce qui paraît clair, en revanche, c’est que la CIA soupçonnait fortement l’organisateur des attentats du 11 septembre d’avoir trouvé refuge dans une villa des faubourgs d’Abbotabad, petite ville de 150 000 habitants située à 160 kilomètres à l’ouest de Peshawar. Pas question cependant de monter une opération sans avoir la preuve formelle que l’ennemi public numéro 1 se trouve dans la maison. D’où l’idée d’organiser une campagne de vaccination contre l’hépatite B dans le quartier, afin de recueillir des échantillons d’ADN des enfants qui habitent dans la villa et de les comparer avec ceux d’Oussama ben Laden.

Qu’il ait ou non eu conscience de ce qu’il faisait, Shakil Afridi organise la campagne. Un beau jour d’avril 2011, il frappe à la porte de la fameuse villa. On lui répond qu’il n’y a personne, et on lui donne le numéro de téléphone d’un certain Ibrahim Saïd Ahmed. C’en est assez pour la CIA, qui sait qu’il s’agit là d’un homme de confiance d’Oussama ben Laden. Dix jours plus tard, le Saoudien était mort.

Sus au bouc-émissaire

Panique du côté des services secrets pakistanais : le monde entier sait désormais que le pays est incapable d’empêcher une puissance étrangère d’organiser une opération sur son sol. Il faut trouver un coupable. Ce sera le Dr Shakil Afridi, que les autorités locales disent avoir arrêté en juillet 2011 alors qu’il tentait de fuir en Afghanistan. D’après les propos tenus par son épouse aux journalistes du National Geographic, l’arrestation aurait au contraire eu lieu alors qu’il se trouvait tranquillement sur un marché de Peshawar.

D’abord accusé de trahison, le médecin a finalement été condamné à 33 ans de prison, officiellement pour avoir financé un groupe djihadiste… La peine a plus tard été réduite à 23 ans, et Shakil Afridi est maintenant détenu pour… le décès d’un patient qu’il avait pris en charge huit ans auparavant. Autant dire que le praticien a tout d’une victime expiatoire. Il est à l’isolement, et n’a l’occasion de voir ni sa famille, ni ses avocats. Une situation d’autant plus difficile à vivre que l’enquête a fait émerger une face sombre de son personnage : des agressions sexuelles, des faits de corruption, des accidents médicaux lui ont été imputés… sans qu’il soit possible de distinguer ce qui, dans tout cela, relève de la propagande gouvernementale destinée à salir son image.

Donald Trump à la rescousse

Du côté de ses proches, le moral est donc au plus bas. « Je n’ai aucun espoir de le voir, aucune attente en termes de justice », déclarait l’année dernière son frère Jamil à l’AFP.

En réalité, il y a un espoir, et il s’appelle… Donald Trump. Lors de la campagne pour les primaires, le futur président américain s’était fait fort de faire libérer le malheureux médecin rien qu’en claquant des doigts. « Je pense que je peux le faire sortir en deux minutes », avait déclaré à Fox News celui qui briguait alors l’investiture du parti républicain. « Je leur dirai de le faire sortir et je suis sûr qu’ils le feront, parce que nous donnons beaucoup d’aide au Pakistan. »

Un an après ces déclarations péremptoires, peu de choses ont bougé pour Shakil Afridi. Mais certains signes semblent montrer qu’il pourrait devenir une monnaie d’échange entre le Pakistan et les États-Unis. « C’est un ressortissant pakistanais qui a violé les lois nationales », affirmait en février sur la chaîne de télévision locale Geo News Tariq Fatemi, un proche conseiller du Premier ministre pakistanais. « Nous allons gérer ce problème dans le cadre de notre législation, mais en même temps nous ne voulons pas que cela devienne irritant avec qui que ce soit. » L’appel du pied en direction de Donald Trump est transparent. Pour l’instant, il n’a reçu aucune réponse. Ou alors celle-ci n’a pas été rendue publique.

Adrien Renaud

Source : Le Quotidien du médecin: 9572