L E travailleur n'est plus taillable et corvéable à merci. Il est juridiquement reconnu dans ses droits, protégé face aux risques auxquels il peut être soumis du fait de son travail et respecté dans sa personne. Dans les textes du moins. Les faits prouvent parfois le contraire, comme l'explique un projet d'avis du Conseil économique et social (CES), consacré au « Harcèlement moral au travail ».
Le rapporteur de ce projet, le Dr Michel Debout, met en évidence « l'émergence (dans les milieux professionnels) d'une préoccupation forte » portant sur « la persécution au travail ». « Ce n'est pas un hasard, note-t-il, si ce problème réapparaît au moment où la préoccupation du chômage est moins forte. »
Le travail reste exigeant et c'est normal, indique en substance le Dr Debout. Cependant, la contrainte « n'oblige pas à l'asservissement » et le respect des ordres « n'est pas synonyme de la soumission à celui qui les donne ». « Lorsqu'un salarié franchit la porte de son entreprise, il reste un citoyen. Il doit donc être respecté dans ses droits et dans sa personne », estime le rapporteur.
En s'attaquant, à la demande du Premier ministre, au problème posé par le harcèlement moral, le CES s'est trouvé confronté à une difficulté : celle de cerner le terme « pour éviter que tout le monde puisse se saisir du mot ». Il propose, en définitive, de retenir la définition suivante : « Constituent un harcèlement moral au travail, tous agissements répétés visant à dégrader les conditions humaines, relationnelles, matérielles de travail d'une ou de plusieurs victimes, de nature à porter atteinte à leurs droits et leur dignité, pouvant altérer gravement leur état de santé et pouvant compromettre leur avenir professionnel. »
Avec des « attitudes humiliantes, propos offensants et mises en uvre de rumeurs malveillantes ayant pour base certains traits physiques ou comportementaux de la victime », le harceleur cherche à atteindre sa victime dans sa dignité. Il évitera systématiquement de la saluer, de s'adresser à elle, le but étant d'établir autour d'elle une sorte de quarantaine. Le travail lui-même est mis en cause, notamment par « une non-reconnaissance systématique de la qualité de ce qui est produit ». Dans le cadre de l'entreprise, il est possible de fixer à l'employé des « objectifs inatteignables » ou au contraire de le déposséder de toute mission. Le harcelé peut être le donneur d'ordre, ses subordonnés n'acceptant pas ses prescriptions, ou lui opposant un refus « souvent passif », le cas échéant. Même le flou de la prescription - « Vous savez ce que l'on attend de vous » -, sans jamais dire justement ce qui est attendu, peut faire partie des méthodes de harcèlement.
Près de 10 % de harcelés
Une enquête, réalisée dans le cadre d'une thèse de doctorat en médecine avec la participation de l'association Mots pour maux et de médecins du travail d'Alsace (1), met en évidence une fréquence de harcèlement de 9,6 % (116 cas sur 1 210 personnes interrogées). Les sources de harcèlement sont à 49 % identifiées à la hiérarchie seule, à 25 % aux collègues seuls, à 17 % à la combinaison des deux, à 5 % aux subordonnés. Dans ces situations, la famille de la victime apparaît comme le premier soutien (cité dans 60 % des cas), avant le médecin traitant (21 %) et le médecin du travail (8 %). Pourtant, « dans l'intimité de leurs consultations, des médecins du travail ont contribué, depuis longtemps déjà, à dévoiler des souffrances qui étaient jusque-là inconnues », lit-on dans le projet d'avis du CES.
Au départ, la victime ne comprend pas ce qui lui arrive. Cela l'amène parfois à entrer dans le jeu du ou des harceleurs en essayant de lui prouver qu'elle fait bien, qu'elle est digne d'intérêt. Mais quoi qu'elle fasse, celui qui veut la soumettre se dérobe. « Le harceleur fait toujours en sorte » que les agissements surviennent « à l'abri du regard des autres ». Il met en avant sa bonne foi si la victime se plaint. Le but est d'isoler la victime, de l'amener à s'interroger sur elle-même, de la culpabiliser. « Culpabilité, protestation, incompréhension, épuisement vont faire le lit du tableau clinique (installation d'un syndrome de stress post-traumatique) d'installation progressive et amener parfois la victime à un état d'incapacité psychique avec un cortège symptomatique qui nécessitera une prise en charge médicale », note le Dr Debout.
Des consultations multidisciplinaires
Dans le cadre de cette prise en charge, le CES propose que soient ouvertes, dans un certain nombre de centres hospitaliers, des consultations pluridisciplinaires avec psychiatres, psychologues, ergonomes, médecins légistes, pouvant éclairer les autres praticiens (médecins traitants, médecins du travail) sur la pathologie présentée par le travailleur et son lien possible avec des agissements de harcèlement moral. Le CES recommande que l'accompagnement médical et psychologique de la victime se fasse dans un cadre « permettant la reconnaissance de son état, c'est-à-dire dans le cadre de la maladie professionnelle ».
En effet, le harcèlement moral doit être, selon lui, considéré comme un risque professionnel et ses conséquences assimilées à une maladie professionnelle. Il préconise d'ailleurs une « plus étroite coopération entre les médecins du travail, les employeurs et les institutions représentatives du personnel » pour mieux prendre en compte la santé mentale des travailleurs et être plus efficace contre le harcèlement moral. Dernière suggestion de l'auteur : il recommande de procéder à une modification du code du travail, afin d'empêcher des agissements de harcèlement moral. De même que le harcèlement sexuel est explicitement condamné, le harcèlement moral doit l'être, au pénal.
(1) Population de salariés vus par 36 médecins du travail. Etude sur une période de quatre semaines entre février et mars 2000. 1 210 réponses obtenues.
Le harcelé type : une femme, de plus de 40 ans
Le Conseil économique et social (CES) établit un portrait type du harcelé. Il s'agit le plus souvent d'une harcelée, âgée de plus de 40 ans (l'âge moyen est de 46 ans). Le harcèlement se développe de préférence dans les métiers et activités qui supposent un investissement personnel et mettent en relation la victime avec le public : métiers de l'aide, du soin, de l'éducation, du social, mais aussi activités de commerce ou de créativité. Chez les hommes, il faut ajouter les métiers de l'ordre, dont la police et les différents gardiennages.
Contrairement aux idées reçues, la victime n'est pas forcément une personne docile ou soumise car, note l'auteur du projet d'avis du CES, le Dr Michel Debout, « dans ce cas, le but du harceleur serait atteint ». Généralement, la personne harcelée a une personnalité affirmée, l'amenant à discuter, voire à contester certains ordres, certaines directives, certaines situations. « Elle devient alors celle qui empêche de fonctionner en rond. »
Quant au harceleur, il s'agit en général d'un homme qui cherche à imposer ses marques ou à se protéger contre de nouveaux venus ou de nouvelles prescriptions (harcèlement collatéraux ou en direction de l'encadrement). Contrairement à ce qu'on pourrait penser, le harceleur n'est pas un pervers narcissique qui trouve son accomplissement personnel dans la négation.
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