Un venin mortel contre la douleur neuropathique

L'homme qui vit en danger avec des escargots

Publié le 02/09/2004
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LAISSONS-NOUS GUIDER par Laura Nelson, journaliste à « Nature ». « Jon-Paul Bingham cherche un préservatif. Big Bertha attend. "Il faut qu'il soit non lubrifié", dit-il. Bingham ouvre l'étui et enfile le préservatif sur un petit tube à essai en plastique. »
Big Bertha est l'un des neuf escargots cônes marins tropicaux de Bingham. Ces créatures font partie des bêtes les plus venimeuses de la planète. Mais, à petites doses, la puissance de leur poison peut aider à comprendre comment fonctionnent les cellules nerveuses, ce qui pourrait constituer une aide pour traiter des maladies comme la douleur chronique et l'épilepsie.
Bingham est un cas. Car, pour l'instant, la plupart des neuroscientifiques récupèrent les toxines sur des escargots cônes sauvages morts. Ce qui semble prudent. « Mais Bingham pense que l'avenir est à l'élevage d'escargots cônes. » Non seulement, explique-t-il, cela permettrait de protéger les escargots sauvages, mais aussi d'obtenir une large palette de toxines utiles.
« "Traire" les animaux vivants est un boulot dangereux. Un faux mouvement et Bingham pourrait être mort en une demi-heure. » A l'aide d'une pince, le chercheur agite devant Big Bertha un poisson rouge mort de la même taille qu'elle. Derrière la bête, le préservatif recouvrant l'orifice du tube.
« Nous avons essayé toutes sortes de membrane, y compris de la peau de saucisse, explique Bingham à Laura Nelson. Mais, pour cette espèce, les condoms ont une épaisseur idéale - et les escargots n'aiment pas ceux qui sont lubrifiés. »
Revenons à Big Bertha : d'un seul coup, elle pique le poisson rouge et le préservatif... déversant dans le tube quelques microlitres de toxine. « De quoi tuer dix personnes. »
« Il existe environ une trentaine d'exemples décrits de personnes tuées par des escargots cônes - ces mollusques sont agressifs si on les provoque et peuvent transpercer des combinaisons de plongée avec leur harpons acérés chargés de poison, qui ressemblent à des aiguilles transparentes. Les victimes n'ont que très peu mal, car le venin contient un composant analgésique. »
Pour l'instant, les propriétés analgésique du venin ne sont qu'une facette du champ de recherche et du développement de médicaments.
En 1977, des Australiens ont isolé les composants du venin des escargots cônes. A la différence de la plupart des animaux venimeux qui produisent un seul ou quelques poisons seulement, un escargot cône peut produire à lui seul 100 toxines.
En 1980, les étudiants de Baldomero Olivera (Salt Lake City) ont injecté ce venin dans le système nerveux central de souris et ont découvert que les différents composants n'avaient pas tous les mêmes effets - certains faisaient dormir les souris ; d'autres les faisaient s'agiter, courir en cercle ou secouer la tête d'avant en arrière. Les différents composants ont des cibles différentes : il bloquent différents canaux ioniques membranaires ou des récepteurs spécifiques.

Des essais cliniques contre la douleur dans le cancer, le sida, le diabète.
Un composant, appelé MVIIA, de la classe des oméga-conotoxines, provoque des tremblements chez la souris. Le groupe d'Olivera a trouvé qu'il bloque un canal calcium spécifique impliqué dans la douleur neuropathique chronique. Cette toxine a depuis été développée en médicament appelé ziconotide et fait maintenant l'objet d'essais cliniques (phase II) chez des patients atteints de cancer ou de sida dont les douleurs ne sont pas soulagées par les opiacés.
Différents groupes de conotoxines ciblent d'autres canaux ioniques (sodium, potassium), des récepteurs ou des transporteurs de neurotransmetteurs comme le glutamate, la sérotonine, la neurotensine, la noradrénaline. Une alpha conotoxine, le Vc1.1, entre en essais cliniques chez les diabétiques ayant des douleurs neuropathiques. Une autre toxine, la conatokine-G, qui bloque le récepteur d'un neurotransmetteur, fait l'objet d'investigations précliniques dans l'épilepsie.
En plus de leur potentiel en tant que médicaments, les conotoxines peuvent constituer des outils extrêmement précis.

La bande des joyeux coneheads.
Pour toutes ces recherches, on l'imagine, il faut être approvisionné en venin d'escargot cône. Raison pour laquelle une fois par an, Bingham se joint à une bande de joyeux « coneheads », amateurs qui collectent des coquilles d'escargots sur les plages du Pacifique. Contrairement aux coneheads, Bingham garde vivants ses escargots ; il les met dans une chaussette de football ; alors, l'escargot, qui n'aime pas le matériau des chaussettes, rentre dans sa coquille et range son harpon.
Retour au laboratoire. Il est difficile de garder les escargots en captivité. De quoi se compose la ferme à escargots de Bingham ? D'un simple container abritant une seule espèce ( Cornus purpurascens). Avec un écriteau : « Danger - escargots venimeux ». Bingham appelle cela le Hilton d'escargots. Pourtant, il ne contient que du sable brun sale. Parfois, Bingham y répand un peu d'eau parfumé au poisson ; alors, attirés par le fumet, en quelques minutes, les escargots se déterrent et émergent.

Des spécificités chez les escargots d'élevage.
Quand la traite est terminée, Bingham met le venin dans un appareil de chromatographie liquide à haute pression pour séparer les toxines.
Bingham a découvert que les toxines provenant de la traite sont différentes de celles provenant des glandes à venin des animaux morts. Peut-être est-ce lié à la présence d'enzymes dans les canaux à venin. La découverte la plus fascinante, non encore publiée, est que le profil des toxines produite par un même escargot n'est pas uniforme au fil du temps. Il change, peut-être en fonction de conditions extérieures comme la température. Pour Bingham, ces différences illustrent la supériorité de l'élevage sur l'extraction à partir d'animaux morts.

«Nature » du 24 juin 2004, pp. 798-799. Laura Nelson.

Erotisme en palace

Les escargots de Bingham vont-il se reproduire ? Le chercheur admet qu'il est incapable de vérifier si la grosse Bertha est bien une femelle. Et, pour l'instant, il n'a jamais vu ses escargots s'accoupler. « Chez les animaux sauvages, il se produit des orgies mais personne ne sait ce qui déclenche ces extravagances érotiques », explique Laura Nelson. Pour l'instant, la vie sexuelle dans le Hilton à escargots reste du domaine du fantasme de Bingham.

> Dr EMMANUEL DE VIEL

Source : lequotidiendumedecin.fr: 7582