D ANIEL COHN-BENDIT se retrouve soudain au centre d'une polémique qui l'accable politiquement et humainement : des journaux étrangers et français citent des passages d'un livre qu'il a publié en 1975 et où il raconte son expérience de maître de crèche « alternative » en Allemagne.
Dans son récit, certaines phrases sont à la limite de la pédophilie. Avec courage, mais non sans un immense embarras, le leader des Verts reconnaît qu'il a transcrit avec exactitude son expérience, mais il la replace dans le contexte politiquement correct de l'époque, et nie avoir jamais cédé aux démons de la pédophilie, ce qu'on veut bien lui accorder d'emblée et sans barguigner.
La presse française a rappelé, à cette occasion, l'ambiance culturelle, il y a un quart de siècle en France. Elle mentionne les noms de maîtres à penser, tels que Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, qui, au nom de la liberté sexuelle, réclamaient l'indulgence des tribunaux pour les pédophiles. Replacés dans le contexte actuel de lutte contre les pervers sexuels, ce qu'ont dit alors des intellectuels que l'on considère comme des monuments de la littérature et de la philosophie fait frémir.
A quoi sert une révolution
Mais le thème de la pédophilie autrefois encouragée, désormais vilipendée, n'est pas ce qui retient notre attention aujourd'hui. Ce qui nous semble intéressant, c'est que les excès de la révolution culturelle de 1968 n'ont pas nui par la suite à la carrière des soixante-huitards.
On ne s'étonnera pas de ce que ce mouvement fût excessif, comme toutes les révolutions qui l'ont précédée, depuis celle de 1789, qui aurait pu faire l'économie de beaucoup de sang, à celle des « Cent Fleurs », en passant par celle d'octobre 1917. On n'en tirera pas davantage l'enseignement que les sociétés française, chinoise ou russe pouvaient se dispenser de ces séismes historiques : l'avenir, c'est-à-dire notre passé récent, aurait été bien différent sans des bouleversements qui marquaient un changement, certes violent, mais nécessaire, par rapport à des régimes tyranniques, comme la monarchie absolue.
Révolution réussie ou ratée, 1968 n'en a pas moins été utile, dans la mesure où il a fait exploser quelques tabous étouffants, à commencer par la pruderie des murs et le déficit de liberté d'expression dont les gouvernements gaullistes avaient sous-estimé le caractère intolérable.
Les soixante-huitards ont dénoncé le système qui régissait la France dans sa totalité (rappelez-vous : « Elections, piège à cons »), mais, avec le recul du temps, leur révolution, dont les flammes ont été vite étouffées par le pouvoir, était de nature plus culturelle que politique. Certes, elle a préparé le départ du général de Gaulle ; mais elle n'a pas empêché Georges Pompidou, particulièrement insensible à un mouvement animé par les jeunes, d'accéder au pouvoir. Cependant, après la mort de Pompidou, aucun de ses successeurs, y compris Valéry Giscard d'Estaing, n'a négligé le message de 68 : la France voulait plus de libertés, notamment pour les Françaises, elle les a obtenues (c'est Giscard qui a banalisé la pilule).
De 1968 est issue une génération de leaders politiques ou moraux qui, pendant trente ans, ont tracé la voie de la société française.
Mais d'une part, ils n'étaient pas indemnes des excès qu'ils avaient commis en bâtissant des barricades et en incendiant des voitures, tandis que le pouvoir de l'époque, avec une sagesse qu'il ne faut pas oublier, tentait de contenir leurs provocations sans les exterminer ; et d'autre part, ils ne sont arrivés au pouvoir qu'en mettant beaucoup d'eau dans leur vin, au point, dans de très nombreux cas, de trahir par leurs actions les idées qu'ils venaient à peine de défendre avec une vigueur insolente. Sûrs d'eux-mêmes quand ils s'attaquaient aux CRS, ils demeuraient dominateurs dans l'exercice du pouvoir, quitte à renoncer au maoïsme qui avait été leur passion pour se retrouver dans le camp des adeptes du suffrage universel, de la démocratie et de la défense des vraies libertés, celles qui conviennent à tous et ne lèsent personne.
Le procès du totalitarisme
Les soixante-huitards ont alors attaqué le totalitarisme avec ces superbes moyens intellectuels qui avaient manqué de peu d'imposer à la France un régime totalitaire. Ils avaient mis une ardeur extrême à tout casser autour d'eux, structures, systèmes, syndicats, partis, équilibres sociaux et économiques ; ils en eurent encore plus à dénoncer les régimes autoritaires de la terre, sans paraître se douter qu'on l'avait fait avant eux, et que, dans ce combat, ils rejoignaient ceux contre lesquels ils s'étaient dressés.
Ils n'ont pas joué un rôle secondaire dans la destruction du communisme, car ils apportaient une sorte de caution « de gauche » à la critique extraordinairement sévère qu'ils en faisaient ; ils ont même découvert certaines vertus de la bourgeoisie, par exemple un confort matériel dont, après leurs années d'ascèse et de libre pauvreté, ils ont bénéficié avec soulagement ; ils ont même compris ce que d'autres savaient depuis longtemps, qu'il faut travailler pour vivre et que l'entreprise n'est pas nécessairement le lieu de toutes les perversions et de l'aliénation humaine.
On en a vu qui devenaient patrons ou ministres ; qui ne méprisaient plus l'argent ; et qui n'ont pas craint de licencier des employés pour « restructurer » leur entreprise. On en a vu qui découvraient les dangers d'un pacifisme hypocrite et mensonger à l'époque de la guerre froide. On en a vu qui s'emballaient pour le dynamisme de la société américaine en oubliant qu'elle était « l'enfer du capitalisme ».
Ceux qui, parce qu'ils étaient encore trop jeunes ou trop âgés en 1968, n'ont jamais rejoint les rangs des soixante-huitards, ceux qui, simplement parce qu'ils n'étaient pas d'accord, n'ont pas fait de Mao leur idole et avaient déjà sur le totalitarisme un regard critique, ceux qui, en d'autres termes, n'ont jamais cessé d'aller à leur travail et d'affronter leurs difficultés quotidiennes sans s'enivrer d'un idéal passager, tous ceux-là se sont certes sentis rassurés de voir ces révolutionnaires vieillissants rejoindre des thèses qu'eux-mêmes avaient toujours défendues.
Mais ils se sont étonnés tout de même de ce que le parcours en zigzag des soixante-huitards leur ait valu célébrité et honneurs. Comme s'ils tiraient un avantage particulier de s'être lourdement trompés et de l'avoir reconnu, alors que la majorité dite silencieuse, qui, elle, n'avait commis ni leurs excès ni leurs erreurs, demeurait dans l'anonymat. On se souvient, par exemple (mais il s'agit d'un cas différent), du succès politique remporté par Yves Montand quand il a dénoncé le communisme après avoir sympathisé avec lui pendant deux ou trois décennies. Cet ancien partisan fervent de l'égalitarisme a fait, à la France médusée, en 1984, un cours télévisé sur la crise économique (« Vive la crise ! »), en reprenant à son compte tous les remèdes préconisés par le capitalisme.
Soyons indulgents
On n'en veut pas à ces défroqués : de Montand à Glucksman, de Sollers à BHL, ils ont apporté à la société française les ingrédients d'un débat culturel et politique qui allait bien au-delà de la surface des choses. Comment dire ? C'est leur intelligence analytique qui nous a été le plus profitable, même si auparavant elle les avait conduits à des exagérations dont nous, plus modestes et plus bêtes, étions - heureusement - incapables. Mais au moins qu'il nous soit permis de dire à Daniel Cohn-Bendit que, si on ne lui en veut pas, si on ne souhaite pas qu'il paie aujourd'hui pour ce qu'il a écrit en 1975, il a quand même commis une faute. Une de ces fautes que l'immense majorité des gens ne commet jamais. Et que, en bonne justice, la reconnaissance ultérieure d'une telle faute ne devrait pas se traduire par un surcroît de célébrité ou de succès.
Pause exceptionnelle de votre newsletter
En cuisine avec le Dr Dominique Dupagne
[VIDÉO] Recette d'été : la chakchouka
Florie Sullerot, présidente de l’Isnar-IMG : « Il y a encore beaucoup de zones de flou dans cette maquette de médecine générale »
Covid : un autre virus et la génétique pourraient expliquer des différences immunitaires, selon une étude publiée dans Nature