LE QUOTIDIEN - Pour la première fois, l'AFSSA est présente au Salon international de l'agriculture ; vous voulez répondre ainsi au vu de Lionel Jospin pour que les Français soient mieux informés sur la sécurité alimentaire ?
MARTIN HIRSCH - Nous avons en effet un devoir pédagogique à l'égard des questions des consommateurs. Le gouvernement a pris, en décembre 2000, un décret permettant aux associations qui les représentent de saisir directement l'agence. Et au Salon de l'agriculture, le thème que nous avons choisi est « les scientifiques peuvent-ils répondre aux questions des consommateurs ? », à partir des thèmes sur lesquels nous travaillons.
Quand nous parlons de nutrition, par exemple, les médecins sont très demandeurs d'informations scientifiquement validées et relativement simples pour répondre aux questions de leurs patients. Ils ont besoin d'outils validés par des instances scientifiques indépendantes. Nous essayons donc d'élaborer des documents qui soient très accessibles, sans que cela compromette leur exhaustivité et leur exactitude scientifique. C'est le sens des exemples qui illustrent les principales conclusions sur les apports nutritionnels conseillés. Nous pensons que nous pouvons rester accessibles sans perdre en rigueur scientifique.
Vrais enjeux et bonnes questions
Etes-vous satisfait de la manière dont vos avis passent la rampe, justement, du grand public ? La langue journalistique traduit-elle correctement la langue des experts scientifiques ?
Mon premier constat, c'est que nos travaux sont assez bien relayés par les médias. Bien que pressés par le temps et la diversité de l'actualité, les journalistes voient les vrais enjeux et posent les bonnes questions. Dès lors que nous expliquons notre démarche et ses difficultés, ils en tiennent compte. Cela dit, les journaux ne sont pas des bulletins officiels et ils n'ont pas à renoncer à leur regard naturellement critique. On ne peut pas leur demander de reproduire l'intégralité des subtilités qui entraînent les scientifiques à passer vingt-cinq heures autour d'une table pour se mettre d'accord sur un texte sensible.
Pourtant, comme en novembre dernier avec la vache folle, on assiste à des dérapages quasi psychotiques dans le public. La faute à qui, selon vous ?
Nous, nous ne distribuons ni bons points ni mauvais points. C'est une conjonction de facteurs, chez les différents acteurs, qui peuvent conduire à ce qu'une psychose se développe ; toute la difficulté est de comprendre, pour chacun, que le renforcement des mesures de précaution n'implique pas que la situation se soit dégradée. Toute démarche préventive est de ce fait extrêmement difficile à appréhender. Ainsi, en novembre, notamment, sur la base de recommandations scientifiques, le gouvernement préparait toute une série de mesures nouvelles (dépistage à grande échelle, sécurisation de l'alimentation animale, allongement du retrait des matériaux à risques spécifiés...). Si ces mesures étaient proposées, c'était bien parce que l'on considérait qu'il convenait d'améliorer le dispositif de protection et que celui-ci était perfectible. Pour autant, cela ne voulait pas dire que le risque avait augmenté.
A l'agence, notre rôle consiste à partager nos certitudes et nos incertitudes. Et on ne transforme pas artificiellement des incertitudes en certitudes.
Sur le plus difficile des sujets, le prion, les experts, le Pr Dominique Dormont en tête, y ont toujours veillé scrupuleusement.
Qu'attendez-vous concrètement des campagnes de dépistage de l'ESB actuellement en cours ?
Elles poursuivent deux objectifs : d'une part, surveiller les populations d'animaux les plus à risque, pour discerner une éventuelle évolution dans le temps de l'épizootie. Cette année 2001, à cet égard, est cruciale : en effet, c'est à la fin du printemps 1996 que les mesures ont été renforcées, la période de cinq ans correspond au délai d'incubation de l'ESB chez les bovins. On va donc savoir d'ici l'automne si ces mesures de précaution ont été ou non efficaces.
D'autre part, nous travaillons sur la comparaison des tests Prionics et Bio-Rad. Le protocole est exigeant, dans la mesure où, pour que la comparaison des deux tests soit valide, il faut que les deux tests soient effectués sur un échantillon de cerveau conservé dans les conditions optimales. A partir de début mars, deux ou trois laboratoires départementaux du Grand-Ouest vont réaliser les deux tests sur les mêmes animaux, pour voir si les résultats divergent dans certains cas. Pour déterminer si les éventuelles différences relèvent d'une inégale sensibilité, il faudra inoculer des souris et attendre plusieurs mois pour savoir si elles ont été infectées.
2001, donc, est l'année vérité. C'est également une année importante pour les outils de dépistage.
Pour quelles raisons les mesures de précaution prises en 1996 pourraient-elles ne pas avoir été efficaces ? A cause de la fraude ?
Trois types de raisons sont possibles : la fraude, peut-être ; la difficulté technique d'application liée aux limites technologiques, sans esprit de fraude, certainement ; et éventuellement l'existence d'une source de contamination qui aurait été insuffisamment contrôlée : parmi les aliments, les graisses animales, interdites récemment et, le cas échéant, les facteurs environnementaux pourraient être incriminés.
Pour s'efforcer de le savoir sera effectuée une enquête cas-témoins entre exploitations semblables, les unes présentant des cas d'ESB, les autres non. C'est une démarche mixte de recherche et d'évaluation. Elle vise à répondre à ces interrogations. Mais, dans ce domaine, pour protéger, il faut parfois agir avant d'avoir toutes les réponses. C'est l'esprit de l'avis que nous venons de rendre sur le mouton (voir encadré) : face à la question de savoir si des souches d'ESB sont ou non présentes dans le cheptel ovin, et en l'absence de certitude, ce que nous recommandons, c'est de renforcer les mesures préventives et, en particulier, d'allonger la liste des matériaux à risque chez les ovins, de manière à ne pas être surpris si la contamination des moutons devenait avérée.
Agriculture biologique et risques sanitaires
Quels sont les grands chantiers sur lesquels l'AFSSA a prévu de travailler cette année ?
Dès cette semaine, nous allons rendre au gouvernement un rapport d'étape sur les farines animales. Ce rapport contiendra une actualisation, d'une part, des connaissances scientifiques, espèce par espèce, et une évaluation, d'autre part, de l'efficacité du dispositif de sécurisation des farines avant leur suspension, en rendant compte, par exemple, des limites technologiques du procédé de chauffage des farines.
Sur quels autres sujets avez-vous encore prévu de plancher cette année ?
En 2000, nous avions reçu 358 saisines de la part de nos trois ministères de tutelle. De surcroît, l'AFSSA s'autosaisit sur des sujets parfois complexes. Cette année, c'est le cas sur le dossier de l'évaluation des risques sanitaires en agriculture biologique. Pour objectiver les différences en termes de santé entre l'agriculture biologique et l'agriculture non biologique, sur les plans toxicologiques et microbiologiques. C'est un chantier que nous allons mener pendant probablement un an.
A la clé, les enjeux économiques sont importants.
Certes, mais quand l'agence se prononce, c'est uniquement sur des enjeux sanitaires. Conformément à ses missions. Nous n'ignorons pas les autres enjeux. Mais ils ne doivent pas entrer en ligne de compte dans l'évaluation scientifique.
La doctrine française de l'élimination systématique du troupeau où un cas d'ESB a été détecté pourrait-elle être reconsidérée ?
Toute la question est de savoir si on peut disposer d'une alternative aussi protectrice. Prenez le chirurgien : quand il fait l'exérèse d'une tumeur, plus il sait différencier les cellules malades des cellules saines, moins il fait de chirurgie mutilatrice. C'est un peu comparable lorsqu'on évoque abattage sélectif ou abattage total. Il nous faut disposer d'un nombre suffisant de prélèvements, de tests suffisamment sensibles, pour apprécier le sur-risque chez les animaux de même âge ou issus de cohortes différentes. L'objectif est de rendre des résultats de cette étude d'ici l'été. L'attitude, en l'espèce, ne relève pas d'un dogme. Mais le gouvernement a indiqué qu'il ne souhaitait pas lever une mesure de précaution avant d'en savoir plus.
L'unanimisme scientifique serait inquiétant
L'autorité alimentaire européenne verra le jour en 2002 ; ne redoutez-vous pas des situations où vous pourriez vous trouver en désaccord avec elle, ainsi que cela a été le cas, dans le passé, avec le Comité scientifique européen ?
Pendant la présidence française de l'Union européenne, nous avons réuni les organismes européens de même type que l'AFSSA en présence d'un représentant de la Commission pour comparer leurs méthodologies respectives. Il peut y avoir des divergences et des controverses scientifiques. Le jour où il y aura un unanimisme scientifique sera extrêmement inquiétant ! Nous progressons grâce aux confrontations d'idées. C'est pour cela que les chercheurs publient.
Ce qui importe, en tout cas, c'est que nos instances respectives soient toujours collégiales, indépendantes des intérêts économiques, pluridisciplinaires. Ces éléments sont aujourd'hui très hétérogènes et il s'agit de les rendre plus homogènes au niveau européen, en appliquant les mêmes méthodes. Il est prévu que la future agence européenne reposera sur le réseau des agences nationales.
Dans le domaine du médicament, vous avez également une agence européenne et des agences nationales, avec des pays rapporteurs. On peut imaginer que ce type de fonctionnement soit retenu dans le domaine de la sécurité alimentaire, l'instance européenne désignant une instance nationale pour expertiser un dossier. Dans ce cadre-là, nous travaillons à ce que l'AFSSA soit en mesure de remplir son rôle.
Quel message particulier pouvez-vous adresser aux médecins ?
L'une des choses les plus importantes pour la politique de santé, c'est de bien connaître l'évolution des maladies alimentaires. Il faut des modes d'observation et de recueil épidémiologique qui soient adaptés à ce type de maladie. Dans ce but, nous collaborons étroitement avec l'Institut de veille sanitaire.
Comment analysez-vous, fort de votre expérience de deux ans à la tête de l'AFSSA, la survenue des crises de sécurité alimentaire et quels enseignements en tirez-vous pour réagir, à l'avenir, à de semblables phénomènes ?
Nous percevons un double mouvement : la conjugaison d'une exigence de sécurité beaucoup plus grande du consommateur, avec des normes de sécurité de plus en plus sévères. Le jour où un petit décalage s'introduit entre les deux mouvements, la crise surgit. D'autre part, les modes de production et les comportements des consommateurs rendent le système plus vulnérable qu'autrefois, les crises se propageant à grande vitesse à plus grande échelle.
Dans ce contexte, l'AFSSA n'est pas une agence parapluie qui trouve des risques partout. Son travail doit être suffisamment argumenté pour que ses préconisations soient prises en compte quand elle alerte sur un risque. A l'inverse, quand un sujet ne nous paraît pas justifier des mesures de précaution renforcées, nous voulons être tout autant crédibles et pas suspects d'être instrumentalisés par telle ou telle puissance ou de vouloir cacher quoi que ce soit.
Mouton et ESB : nouvelles recommandations de l'AFSSA
Certes, reconnaît l'AFSSA dans l'avis qu'elle publie sur les ovins et les caprins, on ne connaît, à ce jour, de cas de transmission de l'ESB aux moutons que dans des conditions expérimentales. Mais il convient, estiment les experts de l'agence, « par précaution, d'anticiper sur une éventuelle découverte de l'agent de l'ESB dans le cheptel ovin ou caprin, dès lors qu'il existe des arguments directs ou indirects pour admettre la plausibilité de la réalité de (sa) présence ».
En effet, toutes les instances consultées par l'AFSSA au plan international s'accordent à indiquer que, si le risque ESB devait être confirmé un jour chez le mouton, il induirait « un scénario de crise aiguë ».
Pour y échapper, l'agence recommande donc l'adoption de mesures de précaution supplémentaires. C'est ainsi qu'elle préconise d'écarter de la consommation humaine la tête (crâne, cervelle, yeux et amygdales), la moelle épinière et l'ensemble des viscères thoraciques et abdominaux des ovins issus de troupeaux atteints, quels que soient l'âge et le statut des animaux.
Pour les animaux issus des cheptels sains, le retrait du crâne et de la moelle épinière devrait intervenir passé l'âge de six mois, ainsi que celui de la rate, des intestins et des amygdales pour tous les animaux quel que soit leur âge.
A l'issue d'une réunion autour du Premier ministre, Lionel Jospin, qui rassemblait le ministre de l'Agriculture, Jean Glavany, et le ministre délégué à la Santé, Bernard Kouchner, ce dernier a annoncé que le gouvernement « tenait largement compte » de l'avis de l'AFSSA dans la fixation de nouvelles mesures de précaution.
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