« O N m'a assassinée. Froidement. Une mort programmée. » Fidèle à son tempérament bien connu de « grande gueule », la « Dame de fer de l'expertise », la « Sherlock Holmes des années 1980 », « la tornade blanche du Quai des Orfèvres », pour reprendre quelques-uns des sobriquets qui lui furent attribués par les médias, écrit comme elle parle, haut et fort. Le milieu de l'expertise judiciaire, à la lire, c'est le milieu tout court.
Elle ne livrera pas l'identité des tueurs. « J'avais trop d'ennemis, ça ne pouvait durer plus longtemps », se borne-t-elle à écrire. Mais elle rend compte dans tous ses détails du mobile du crime dont elle fut la victime.
La jalousie n'explique pas tout. Bien sûr, sa réussite spectaculaire, la concentration du pouvoir entre ses mains pendant une décennie, on l'imagine, ne lui ont pas valu que des amis. Mais, de là à dégainer...
Un crime irrémissible
En fait, la victime était coupable d'un crime irrémissible aux yeux de nombre de magistrats et de policiers : elle est universitaire, agrégée en toxicologie médico-légale.
« Voilà bien le fond de l'affaire, explique-t-elle au « Quotidien ». Dans notre pays, ne peut pas s'improviser chercheur qui veut. Pour diriger des recherches, il faut une habilitation universitaire et justifier du statut d'enseignant-chercheur. Et en matière de police de scientifique, la recherche est primordiale. Sans elle, on en serait toujours aux groupes sanguins et aux fameuses fiches anthropomorphiques de Bertillon. »
Pour Michèle Rudler, le syntagme de « police scientifique » est composé de deux mots qui ne font pas bon ménage : « La hiérarchie policière, accuse-t-elle, considère les directeurs universitaires comme des sortes d'électrons libres, qui n'en font qu'à leur tête, qu'il est impossible, en raison de leur double casquette - université et police - de diriger et de gérer, et dont il devient urgent de se débarrasser. »
Si bien qu'avec le recul, l'universitaire du Quai-des-Orfèvres a maintenant acquis la conviction que, du jour où elle a accédé à ses hautes responsabilités, son sort était scellé.
En fait, il le sera au terme d'une réforme qui aboutira à rendre administrativement incompatible la double appartenance, université et police, contraignant les directeurs à quitter l'Education nationale.
Le livre « Justice & police » règle donc les comptes.
Les ratages de l'expertise
Les pièces à conviction surabondent sur les ratages de l'expertise. Ce sont ces affaires, innombrables, où les experts se sont fourvoyés et ont compromis la bonne marche de la justice.
De ce point de vue, le livre est aussi une captivante anthologie des grands procès en tout genre : la célébrissime affaire Marie Besnard, dans les années 1950, où les experts n'ont eu de cesse de s'opposer et de se faire la guerre sur les dosages d'arsenic au centre du dossier ; les rebondissements de l'histoire d'Aurore Drossard, cette jeune fille qui assure être la fille d'Yves Montand, sur le corps duquel les expertises d'ADN se sont contredites, soit que les prélèvements aient été mal effectués, soient que les cellules aient été incomplètes par suite d'erreurs de manipulations ; l'affaire de Bruay-en-Artois, l'affaire Omar Radad, l'affaire Grégory, ou, en pleine actualité, l'affaire Guy Georges. Autant de dossiers qui, à un stade ou à un autre, ont pâti d'un manque de rigueur, d'une erreur de la police scientifique, qui a fait capoter l'enquête. Tant il est vrai, estime Michèle Rudler, qu' « on a toutes les raisons d'avoir peur quand on voit que la médecine légale et la police scientifique sont confiées à des amateurs ». Et à des non-universitaires.
Un constat d'échec que, pour avoir dirigé la manuvre dix années durant, l'ex-directrice assume . Mais elle ajoute qu'on ne lui a pas donné les moyens de développer ses méthodes. « Par exemple, raconte-t-elle, je n'ai pas pu équiper mes laboratoires avec le matériel nécessaire, ce qui obligeait à recourir aux prestations de laboratoires privés, devant faire fi de mes principes républicains. »
Des apports scientifiques
Malgré tout, l'ère Rudler se sera soldée par quelques apports scientifiques précieux et qui demeurent, comme le développement, en toxicologie, des analyses immuno-enzymologiques, grâce auxquelles on a pu améliorer sensiblement les investigations sur les drogués. Autre acquis reconnu par les professionnels, la protection, maintenant entrée dans les murs policières, de la fameuse scène du crime, avec une nouvelle profession qui a vu le jour, les techniciens de scène du crime, formés et encadrés sous la houlette de Madame le directeur. Le développement de la recherche d'indices à l'aide des microscopes à balayage sont encore à mettre à son actif.
Il est vrai qu'on revenait de loin : « Quand je suis arrivée pour la première fois à l'Institut médico-légal, je me suis aperçue que les flacons de sang prélevés sur les corps étaient stockés deux ou trois heures avant analyses sur les radiateurs chauffés à 80 degrés... » De manière générale, « on a doté les techniciens d'une méthodologie rigoureuse et scientifique qui faisait jusqu'alors défaut », assure Michèle Rudler.
Depuis 1994, la reprise en main, par le ministère de l'Intérieur et la préfecture de police, a été « totale », selon le directeur éliminé. « Mon successeur a abdiqué de toute indépendance universitaire », lance-t-elle, et le départ de l'université Paris-V, qui disposait de locaux sur le site de la Râpée, à l'Institut médico-légal, est « une calamité ». « Tant que j'étais là, je me suis battue contre cette main-mise, mais sitôt après mon départ, on n'a eu de cesse de faire la peau des universitaires. L'opacité s'est répandue de manière telle que les rumeurs les plus extravagantes prennent corps. »
Instaurer l'expertise contradictoire
Ravageur, « Justice & police » n'est pas seulement un brûlot. L'auteur garde intacte sa passion de la justice, son dévouement à l'Etat et sa volonté de faire bouger les choses. En écrivant ses mémoires, c'est d'ailleurs l'exemple, toutes choses égales, du Dr Véronique Vasseur qui l'a stimulé, avec son livre-événement qui a forcé le débat sur l'univers carcéral. Comme si l'évocation des turpitudes de l'expertise, de la même manière, pouvait avoir, sous sa plume, des vertus d'électrochoc.
« Dans le contexte européen où nous évoluons désormais, nous devons changer l'expertise à la française, s'écrie Michèle Rudler. Nous sommes un des rares pays à bénéficier d'une procédure théoriquement contradictoire, c'est-à-dire avec une instruction à charge et à décharge. Il faudrait donc, à l'identique, systématiser la contre-expertise et l'expertise contradictoire. Il serait beaucoup plus motivant pour un expert de savoir que son travail sera effectué plus tard par un autre expert. Il est improbable que deux experts commettent à tour de rôle la même erreur. »
Autre réforme, non moins indispensable, « le contrôle de la crédibilité et de la compétence des experts par une instance ad hoc . Je suis très choquée, s'insurge Michèle Rudler, de voir qu'on s'en remet exclusivement, pour leur désignation, aux magistrats, lesquels ne disposent pas des moyens de s'assurer de leur aptitude dans leur spécialité. L'instauration d'un contrôle-qualité en expertise est indispensable. »
Troisième point, enfin, « le rétablissement du recrutement des dirigeants de la police scientifique dans le corps des universitaires, les seuls qui soient à même d'impulser les indispensables recherches scientifiques ».
Quoi qu'il en soit, il est urgent de sauver la médecine légale. L'opinion publique a bien pris conscience de son importance grandissante.
La démarche de Michèle Rudler, dans ce contexte, s'apparente plus à une ardente plaidoirie qu'à un acte inquisitorial incendiaire. « Je ne veux plus voir des Omar Radad en taule, proclame-t-elle, même s'ils sont coupables,tant que les experts n'ont pas apporté la preuve de leur culpabilité. Au sens scientifique du mot preuve. »
* Editions Michalon, 175 pages, 100 F (15,24 euros).
Les difficultés techniques de l'expertise sur l'ADN*
« Dans la pratique, comment cela se passe-t-il ? Sans vouloir entrer dans des détails techniques fastidieux, disons tout d'abord qu'il faut respecter, en principe, des conditions de qualité et de quantité. L'extraction d'ADN est une technique laborieuse qui nécessite de nombreuses manipulations.
Il faut donc prélever une quantité suffisante de matériel pour pouvoir l'exploiter (...) l'ADN extrait doit être de bonne qualité, la molécule doit être intacte pour pouvoir être examinée, les échantillons conservés dans de mauvaises conditions étant difficilement utilisables, l'ADN étant dégradé dès le départ.
L'expert choisit quels échantillons, taches, ou traces, seront analysés et la méthode d'extraction qui sera utilisée. Par exemple, dans le cas d'un viol, s'il s'agit d'une tache de sperme qui constitue un mélange de cellules vaginales de la victime et du sperme de l'inculpé, l'ADN doit être extrait en deux étapes différentes afin de séparer les deux composants de cette tache. Il est donc impératif que le choix des taches à mettre en examen, ainsi que l'extraction de l'ADN à partir de celles-ci, soient effectués dans un laboratoire ayant l'expérience des tâches criminalistiques.
La suite des examens fait partie des travaux de routine d'un laboratoire équipé pour la biologie moléculaire et ne représente que le plateau technique de cette analyse.
En revanche, l'interprétation finale revient au spécialiste qui a examiné et décrit les scellés, qui seul peut se rendre compte des causes d'échec d'un examen, causes qui peuvent être multiples. Par exemple, si la tache est trop petite, s'il s'agit d'un mélange biologique, si l'échantillon est dégradé, putréfié, trop ancien, mal conservé...
Extrait du chapitre IX de « Justice & police » : « Hors l'ADN point de salut ».
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