SI TROIS photorécepteurs nous suffisent pour percevoir l'infinité des couleurs, plusieurs centaines de « détecteurs » de molécules odorantes nous sont nécessaires pour sentir la vaste gamme des odeurs qui nous entourent. D'un point de vue mécanistique, le système olfactif se distingue donc complètement des autres systèmes sensoriels. Il s'apparenterait davantage au système immunitaire qui utilise des dizaines de molécules pour reconnaître et neutraliser les innombrables antigènes présents dans la nature. Telle fut la conclusion d'une expérience menée par Linda Buck et Richard Axel au début des années 1990*. Aujourd'hui récompensé par la plus haute des distinctions scientifiques, ce travail fut très remarqué dès sa publication : il allait enfin permettre de progresser dans la compréhension des processus cérébraux liés à l'odorat et dans celle de maladies mal caractérisées, telles que l'anosmie.
A l'époque, l'étude de ces champs de la physiologie humaine n'avançait plus parce que la communauté scientifique butait sur une question cruciale : l'homme peut percevoir et distinguer des milliers d'odeurs distinctes, le chien et d'autres mammifères, encore davantage ; cette incroyables capacité dépend-elle d'un petit nombre de récepteurs peu spécifiques qui sont chacun activés par un grand nombre de molécules odorantes ou bien dépend-elle d'un très grand nombre de récepteurs plus spécifiques ?
Les seules indications alors disponibles au sujet des fameux récepteurs étaient les suivantes : on savait qu'ils étaient localisés à la surface des cils des neurones olfactifs primaires et que leur activation par apposition d'une molécule odorante provoquait la dépolarisation du neurone. Cette dernière observation a conduit diverses équipes à proposer que les récepteurs olfactifs soient des protéines associées à des protéines G.
De nombreuses substances actives, telles que des hormones ou des neurotransmetteurs, agissent sur l'organisme grâce à des récepteurs couplés à des protéines G. Dans ces systèmes, la fixation du ligand conduit à un changement de conformation du récepteur et entraîne l'activation de la protéine G. Ce phénomène permet la mise en route d'une cascade de réactions intracellulaires qui peuvent notamment conduire à l'obtention d'une dépolarisation de la membrane cellulaire.
Une gigantesque famille.
D'un point de vue structural, les récepteurs associés aux protéines G sont tous semblables : ils forment une gigantesque famille de molécules constituées d'une chaîne d'acides aminés qui traverse la membrane plasmatique des cellules à sept reprises. On parle de « protéines à sept segments transmembranaires ». Toutes les protéines de cette famille partagent des similitudes de séquences aux niveaux de certains domaines transmembranaires. L'analyse d'une séquence d'ADN permet donc de retrouver assez facilement des gènes codant pour de telles protéines.
C'est précisément la démarche que Linda Buck et Richard Axel ont choisi de suivre pour vérifier l'hypothèse des récepteurs à protéine G. Les deux chercheurs américains ont repéré, cloné et caractérisé 18 gènes codant pour des protéines à sept segments transmembranaires, exprimés uniquement dans les cellules olfactives de rats. L'analyse des 18 séquences a montré que les protéines codées étaient toutes apparentées et constituaient une famille de récepteurs inédite. Cependant, leurs séquences montraient une variabilité suffisante au niveau de ces segments extracellulaires pour qu'il soit possible d'imaginer qu'elles codent pour des récepteurs liant chacun des molécules odorantes spécifiques.
La question trouvait enfin une réponse : les récepteurs olfactifs étaient très probablement des molécules associées aux protéines G, nombreuses et sélectives.
Tout s'est accéléré.
A la suite de ce travail princeps, tout s'est accéléré : le résultat de Buck et d'Axel fut confirmé, et il est rapidement apparu que le génome du rat comptait un millier de gènes codant pour des récepteurs olfactifs associés à des protéines G (soit près de 3 % de son génome en nombre de gènes). Chez l'homme, ces gènes sont un peu moins nombreux, mais ils restent plus nombreux que ceux qui codent pour les récepteurs à antigènes du système immunitaire.
Ces gènes ne sont pas regroupés tous ensemble en point du génome : on les retrouve par petits groupes, dispersés sur la quasi-totalité des chromosomes. Leur expression est régulée de manière que chaque neurone olfactif primaire n'exprime qu'un seul d'entre eux à la fois. Si l'organisme est hétérozygote, un seul des deux allèles sera exprimé dans le neurone. Il existe donc autant de types de neurone olfactif primaire qu'il existe de récepteurs olfactifs. Et tous les neurones expriment le même récepteur convergent vers la même région du bulbe olfactif.
Pour percevoir et reconnaître une odeur, nous utilisons donc autant de types de neurone olfactif qu'il y a de molécules dans l'odeur en question : chaque molécule va activer un type de récepteur (donc un type de neurone olfactif) et conduire à la formation d'un signal électrique qui est transmis au bulbe olfactif. La synthèse de ces signaux constitue une combinaison que le cerveau est capable d'interpréter et de mémoriser comme une odeur définie. La multitude des combinaisons envisageables permet de comprendre comment nous arrivons à identifier autant d'odeurs distinctes.
* Buck et Axel, « Cell », vol. 65, pp. 175-187.
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