«J E ne les lâcherai pas ». Le Dr Roland Seif a la rage. Titulaire d'un triple doctorat, sa vie a été « foutue en l'air », dit-il, par son échec au concours de l'internat de 1995. « J'étais tellement mal placé que j'ai préféré renoncer à postuler un poste », raconte-t-il avec amertume.
Persuadé que tout n'a pas été très clair dans cette épreuve et que certains candidats pouvaient avoir eu connaissance des sujets, il dépose rapidement une plainte contre X pour « fraude dans les examens et concours publics ». Il engage par ailleurs une procédure devant le Conseil d'Etat pour faire annuler le concours.
Avec lui, trois autres candidats se portent partie civile.
Des fuites
Car il est convaincu que 6 sujets sur 12 proposés au concours avaient déjà été traités lors « d'internats blancs » organisés par deux laboratoires pharmaceutiques, et il s'interroge dès lors sur de possibles fuites qui auraient conduit ces laboratoires à faire plancher leurs candidats sur des sujets dont ils savaient qu'ils seraient proposés.
Ce qui signifie aussi, poursuit le Dr Sief, que la règle du tirage au sort parmi 500 sujets n'a manifestement pas été respectée. Or, elle est de rigueur, rappelle-t-il. D'où sa décision de porter l'affaire devant le Conseil d'Etat.
Il aura cependant attendu cinq longues années pour que ses efforts soient récompensés. Un arrêt du Conseil d'Etat en date du 29 mai 2000 annule en effet les délibérations des jurys des concours nord et sud de l'internat en médecine organisés en 1995. Il estime en particulier que la procédure de tirage au sort est entachée d'illégalité, et annule donc l'épreuve, « sans même qu'il soit besoin, explique l'arrêt du Conseil d'Etat, d'examiner l'autre moyen de la requête tiré de la divulgation des sujets à une partie des candidats ». Les juges ne se prononcent donc pas sur l'accusation de tricherie que les plaignants leur demandaient d'examiner. Mais l'affaire est loin d'être terminée.
Confrontation
En effet, quelques mois après cet arrêt, le 31 octobre dernier, le Pr Patrice Queneau et le Dr Jean-Michel Chabot, respectivement président et secrétaire du Conseil scientifique et pédagogique du Centre national des concours d'internat (CNCI) en 1995, sont mis en examen toujours dans cette affaire. Une information sur laquelle rien n'a filtré jusqu'à aujourd'hui.
Depuis, le temps a passé, jusqu'au 13 février dernier, où une confrontation a eu lieu entre Roland Seif et les Pr Queneau et Chabot. « Ils ont estimé que ce n'était pas leur rôle de faire respecter la loi, s'insurge le médecin généraliste. Pourtant, cela n'a rien donné. » Pour les défenseurs des plaignants, la fraude paraît établie, puisque les deux responsables semblent reconnaître, plaident-ils, que tout n'a pas été très clair dans cette affaire.
Reste que la juge d'instruction, Anne Demortière, ne semble pas l'entendre de cette façon. Elle verrait là simplement une erreur matérielle due à des exigences de temps. Aussi a-t-elle fait savoir il y a quelques jours qu'elle souhaitait mettre fin à l'instruction.
Les avocats du Dr Seif ont alors disposé d'un délai de 20 jours pour réagir avant la transmission du dossier au procureur de la République. Ils viennent de faire une « demande d'acte », c'est-à-dire un complément d'information, et s'interrogent en particulier sur les avantages qu'auraient pu tirer les laboratoires pharmaceutiques de ces irrégularités dans le déroulement du concours. Dès lors, l'instruction repart.
Le Dr Seif se demande aussi si les laboratoires en cause n'ont pas cherché à placer leurs poulains dans les meilleurs hôpitaux, sachant qu'ils exerceraient ensuite un rôle clé dans les prescriptions et le choix des études cliniques sur les médicaments. Une hypothèse que rien ne confirme pour l'instant.
Sans conséquence
En tout cas, plusieurs des médecins requérants s'étonnent déjà de cette procédure pour le moins « singulière » : la juge d'instruction ne veut rien faire par elle-même et agit uniquement sur demande de la partie civile. Sa lenteur est telle, explique un médecin plaignant, que pour une fois, c'est la procédure administrative, qui a été plus rapide et a abouti à l'arrêt du Conseil d'Etat.
De son côté, joint par « le Quotidien », le Pr Patrice Queneau ne fait pas de commentaires supplémentaires et nous renvoie aux propos qu'il avait tenus dans nos colonnes en 1996, où il démentait toute tentative de fraude.
En attendant l'issue de cette affaire judiciaire qui risque de durer encore quelques années, l'annulation du concours décidée l'été dernier demeure toujours sans conséquence dix mois plus tard. « Une proposition d'amendement est prévue dans le texte de la future loi de modernisation sociale pour que les candidats qui avaient été reçus au concours en 1995 en conservent le bénéfice et puissent donc rester spécialistes, explique-t-on au ministère de la Santé. Ceux qui avaient été "collés" devront attendre l'issue de la procédure pénale pour savoir s'ils auront le droit de repasser le concours ». Il serait de toute façon étonnant que l'on remette en cause le succès des candidats qui ont été reçus en 1995 et qui poursuivent une carrière hospitalo-universitaire ou exercent comme spécialistes en secteur privé.
Reste qu'à l'heure qu'il est la plupart des candidats qui ont réussi en 1995 ne sont visiblement pas au courant de l'annulation. Les candidats malheureux ne le sont pas davantage. Et si on le leur proposait demain, il est peu probable que ces généralistes trouvent le courage, le temps et les moyens nécessaires pour repasser ce concours honni. Une « réintégration » étant impossible, plusieurs candidats « collés » en 1995 se sont portés partie civile pour pouvoir demander une réparation financière. La somme réclamée est de l'ordre de 300 000 francs par an, à compter de la date de leur thèse jusqu'à aujourd'hui. Elle correspond à la différence entre la rémunération perçue par ces médecins généralistes et le salaire moyen d'un spécialiste.
« Je ne me fais guère d'illusion, confie l'une de ces généralistes déçus qui a, elle aussi, saisi la justice. Elle reste convaincue qu'elle avait largement le niveau pour être reçue à l'époque au concours de l'internat , « mais je regrette, dit-elle que nous soyons si peu nombreux à nous battre pour que le système soit à l'avenir juste et honnête ».
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