J ACQUES CHIRAC a décidément pour l'agriculture et les agriculteurs une passion qui le rend parfois audacieux. Il n'existe pas, à ses yeux, de distraction plus agréable que l'inauguration du Salon de l'agriculture où il passe, chaque année, de longues heures, insensible à la fatigue de son entourage.
Dimanche dernier, c'était pour lui l'occasion de rappeler à cette profession meurtrie tout l'intérêt qu'il lui porte, à elle et à ses bulletins de vote ; d'autant qu'il devait peut-être se faire pardonner son esclandre de l'année dernière sur la suppression des farines animales.
Mais, même en tenant compte de ces divers facteurs, on a beaucoup de mal à comprendre l'attaque lancée contre l'AFSSA (Agence française de sécurité sanitaire et alimentaire) et ses experts qui venaient de jeter une autre suspicion sur la viande ovine. Jamais les inconvénients du principe de précaution ne sont apparus aussi clairement : depuis le temps que scientifiques et hommes politiques entretiennent la panique sur la viande de boucherie, personne n'a eu un mot pour défendre les éleveurs, par ailleurs fort déçus de l'effort de compensation fourni par le gouvernement.
Avis et décisions
Quand il a exigé la suppression immédiate des farines animales, contraignant le gouvernement à prendre dans l'urgence et dans la confusion logistique des mesures qu'il voulait différer, le chef de l'Etat, mais s'en souvient-il ?, n'a pas craint de porter un nouveau coup à l'agro-industrie. Les avis scientifiques n'ont pas l'impact des décisions de l'exécutif : il appartient au gouvernement de les appliquer ou non, et de prévoir les délais et les mesures d'accompagnement de ces mesures, si elles sont prises.
Mais, en affirmant sans la moindre retenue que l'avis de l'AFSSA sur les ovins, tel qu'il a été formulé et au moment où il l'a été, était une « bêtise » de « mauvais goût », M. Chirac n'y est pas allé avec le dos de la cuiller. D'autant qu'il a paru remettre en cause la science des experts et qu'il s'est présenté, ou presque, comme quelqu'un qui en savait plus qu'eux.
On veut bien admettre que le président de la République se tient informé (n'a-t-il pas déjà un avis définitif - négatif - sur le clonage thérapeutique ?), mais doit-on aussi considérer comme acquis que le magistrat suprême est le meilleur dans toutes les disciplines ? Cela ferait de M. Chirac un président irremplaçable à tout point de vue : il serait non seulement le premier politicien de la France, mais aussi son premier vétérinaire, son premier médecin et, pourquoi pas, son premier chimiste et son premier physicien.
« Pour les mesures, laissez-moi faire »
Cependant, on verrait dans son attitude une forme exacerbée d'arrogance si on ne devinait que le président n'avait pas d'autre objectif, en jugeant l'AFSSA avec une sévérité sans précédent, que de rappeler à la Fonction publique un devoir de réserve qui ne l'autorise pas à faire des effets d'annonce. Le chef de l'Etat s'est borné à renvoyer les experts à leurs chères études, en se chargeant de dire lui-même aux Français, quand cela lui convient, ce qu'ils doivent manger et ce qu'ils ne doivent pas manger. En d'autres termes : les tests, c'est votre travail, pour l'annonce des mesures, laissez-moi faire. Fallait-il pour autant les traiter avec un tel mépris ?
Comme on l'aura lu par ailleurs, l'AFSSA s'est bien gardée, tout en se justifiant, d'envenimer la polémique avec le président de la République. D'autres auraient rougi sous l'affront, dans un pays où il n'est pas de groupe, si minuscule soit-il, qui ne s'insurge dès que ses intérêts sont menacés.
Dans le cas de l'AFSSA, c'était pire : M. Chirac l'a présentée comme un ramassis de demeurés. Voilà bien une façon de sacrifier une toute petite minorité à une grande profession. Il aurait suffi que le président se contentât de critiquer la caractère inopportun du communiqué de l'AFSSA tout en se disant respectueux de son savoir. C'est ce que fait en général ce président de tous les Français, y compris des chercheurs vétérinaires. Qu'il ait dérogé à une règle non institutionnelle, mais contraignante et appliquée sans exception, laissera intact le mystère de sa déclaration au Salon de l'agriculture.
La sémantique présidentielle semble avoir dérapé : M. Chirac se sent tellement à l'aise au contact du monde paysan qu'il a parlé comme il l'aurait fait dans le privé.
On verra si les Français pensent que M. Chirac est meilleur que les vétérinaires de l'AFSSA. Il demeure, que dans cette énorme affaire de la vache folle, les signes de démence ne sont pas limités aux victimes de la nvMCJ. La classe politique est littéralement affolée et le public saisi d'une panique incontrôlable qui ne favorise pas le meilleur jugement. Nous avions l'opinion que les scientifiques fournissent le résultat de leurs analyses et que le pouvoir prend ensuite ses décisions en fonction de l'avis des experts. Mais on peut se demander aujourd'hui si l'exécutif politique est bien placé pour mettre en uvre son programme de lutte contre l'ESB.
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