I L n'avait fallu que quelques phrases. Quelques mots même, catégoriques et accusateurs, prononcés dans la torpeur de l'été 2000, pour relancer un débat passionnel autour de la « démission » des médecins libéraux et, en premier lieu, des généralistes, pour ce qui est des dispositifs de garde et de la permanence des soins.
En juin dernier, le Pr Bernard Glorion, président du Conseil national de l'Ordre des médecins, tirait une première salve au Sénat en rappelant fermement aux praticiens libéraux leurs obligations déontologiques en matière de permanence des soins, autrement dit le devoir « de participer aux services de garde de jour comme de nuit » (article 77 du code de déontologie). Le président de l'Ordre était parfaitement dans son rôle : les conseils départementaux ordinaux constataient, disaient-ils, une « explosion » des demandes d'exemption des tours de garde chez les médecins libéraux installés. Mais les propos du Pr Glorion déplurent.
Quelques jours plus tard, lors d'un colloque au ministère de la Santé, Martine Aubry allait plus loin en dénonçant « le relâchement majeur (de la médecine de ville) en ce qui concerne les gardes » et en menaçant les récalcitrants de « sanctions ». La médecine, affirmait en substance la ministre, manquait à ses devoirs, ce qui expliquait la fréquentation exponentielle des urgences des hôpitaux (11 millions de passages par an). Un raccourci jugé trop simpliste par de nombreux médecins généralistes. Depuis, la polémique ne s'est pas éteinte, mais elle s'est déplacée sur un terrain plus constructif.
58 heures par semaine... plus les gardes !
D'abord, le postulat selon lequel les généralistes se seraient déjà massivement désengagés des dispositifs traditionnels de garde et d'astreinte est quelque peu abusif. Certes, la majorité d'entre eux, surtout les plus jeunes, veut organiser sa vie autrement. Le comportement de plus en plus consumériste des patients, l'accroissement du nombre des contentieux et le risque médico-légal démotivent certains médecins installés. Ce qui a fait le succès de structures telles que « SOS » dont l'activité augmente de 6 à 8 % par an.
La transformation de la démographie médicale, marquée par une forte féminisation (60 % des inscrits en deuxième année de médecine sont des femmes), doit également être prise en compte, surtout dans les zones où la sécurité est mal assurée. « Il existe un problème sociologique médical, affirme Jean-Marie Colson, membre du Conseil national de l'Ordre. Les loisirs et la famille comptent davantage aujourd'hui qu'hier ». Pour le Dr Claude Leicher, président de l'association MG-Urgences, émanation du syndicat MG-France, il y a « un décalage infernal entre le mode de vie des généralistes qui travaillent en moyenne 58 heures par semaine et celui de la société qui passe aux 35 heures ». Mais si les mentalités changent, il n'en reste pas moins que la disponibilité des généralistes pour assurer la permanence des soins, au sens large, demeure réelle, comme en témoignent les 3 100 secteurs de garde distincts recensés en 2000, les 5 400 généralistes sapeurs-pompiers ou encore ceux qui participent à la régulation téléphonique des appels urgents dans les centres 15 (voir les chiffres ci-contre). « On peut parler de défection relative qui risque de s'amplifier », résume le Dr Michel Chassang, président de l'Union nationale des omnipraticiens français (UNOF).
Un forfait d'astreinte comme pour les PH
Reste que la façon dont est assurée la continuité des soins ne satisfait plus personne. Ni le gouvernement, qui fait appel aux services de l'Etat pour mieux coordonner les gardes (les préfets sont chargés de réunir les différents responsables locaux et de prononcer des réquisitions en cas de défaillance) ; ni le Conseil national de l'Ordre, qui redouble actuellement d'efforts pour mobiliser les conseils départementaux responsables des tableaux de garde ; ni les médecins généralistes dont les deux principaux syndicats font de la permanence des soins un de leurs chevaux de bataille.
Ainsi, MG-France et l'UNOF se retrouvent pour demander que l'activité spécifique de permanence des soins soit reconnue comme une « mission de service public », contraignante, et donc rémunérée en tant que telle. Dans ce domaine, les solutions avancées depuis quelques mois par les uns et les autres ne manquent pas : augmentation du tarif de la visite à domicile qui n'a pas bougé depuis avril 1994 (135 F, à l'exception de Paris, Marseille et Lyon où il est de 145 F) ; mise en place d'un forfait fixe d'astreinte pour les généralistes de garde à hauteur de ce qui existe pour les praticiens hospitaliers ; signature de contrats entre les tours de garde de généralistes et les comités départementaux de l'aide médicale urgente (CODAMU) permettant de mieux payer les actes effectués par les libéraux dans ce cadre précis ; extension de la majoration d'urgence actuelle ; majoration des actes de nuit en fonction de plusieurs plages horaires distinctes ; hausse de la valeur des actes certains jours de l'année ; rémunération de la consultation téléphonique ; mise en place d'un repos compensateur rémunéré après une nuit de garde ; exclusion des actes de garde de l'enveloppe de la médecine de ville : un inventaire qui n'est pas exhaustif.
Les deux syndicats de généralistes sont sur la brèche. L'UNOF a demandé aux unions régionales de médecins libéraux une « mission technique de recensement et de prospection » en matière de permanence des soins. Cet audit permettra de faire émerger des propositions officielles. Si elle n'est pas entendue sur ce dossier, l'UNOF envisage de déposer un préavis de grève des visites de nuit « pour montrer ce que font réellement les généralistes ».
Et quand, de son côté, MG-France réclame à cor et à cri une réforme du statut du médecin libéral, c'est aussi pour que la mission de permanence des soins que la société attribue aux libéraux soit valorisée économiquement et ne corresponde plus à une sorte de sacerdoce professionnel.
« Maisons médicales » et CAPS
Conscient de la demande, le gouvernement a fait un premier geste. Dans la foulée du dernier rapport d'équilibre des caisses d'assurance-maladie, plusieurs modifications de la nomenclature ont été introduites. Les « actes techniques d'urgence » (perfusion, administration d'oxygène, soins de réanimation cardio-respiratoire) effectués en premier recours par les généralistes ont été revalorisés à hauteur de K25 (315 F) au lieu de K10 (126 F) en cas de détresse respiratoire, cardiaque, d'origine allergique ou traumatique ou d'état aigu d'agitation. Dans le même esprit, un « forfait de petite chirurgie » coté K14 (176,40 F), cumulable avec la consultation et les majorations de nuit et de dimanche, a été instauré. Il concerne l'immobilisation d'une fracture, la réduction et contention d'une luxation récente, les sutures de plaies, la confection d'un plâtre, etc.
Au cours du « Grenelle de la santé » du 25 janvier dernier, Elisabeth Guigou a reconnu qu'il faudrait, dans le cadre de la prise en charge des urgences, analyser « les conditions de rémunération » des gardes libérales. C'est une des tâches qui incombe au comité des sages chargé de faire des propositions pour la réforme de la médecine de ville.
La revalorisation financière de la permanence des soins, bien qu'elle soit nécessaire, n'est pas la solution miracle pour endiguer le mouvement de désaffection actuel. De nombreuses propositions visant à mieux organiser les dispositifs de garde libérale et à répondre au climat d'insécurité auquel sont confrontés les médecins dans certaines zones ont été avancées ou, mieux, expérimentées.
En lançant, il y a plusieurs mois, le concept de « maisons médicales » de garde installées au cur des villes, où les généralistes, voire des équipes paramédicales et sociales, pourraient se relayer la nuit et le week-end pour assurer la continuité des soins, MG-France a fait figure de pionnier. « Il s'agissait, rappelle le Dr Pierre Costes, président de MG-France, d'offrir un lieu à la fois sécurisé et technicisé qui soit un vrai service alternatif. »
L'idée fait son chemin dans la profession et certains maires de grandes villes se montrent intéressés, comme Philippe Douste-Blazy, à Toulouse, ou Edmond Hervé, à Rennes. Dans la même veine, s'est imposé le concept de cabinets d'accueil de premiers soins (CAPS) municipaux installés si possible à proximité des hôpitaux, accueillant des patients dans des conditions de sécurité décentes. Le principe est de faire travailler ces petites structures en réseau avec les hôpitaux et le centre 15, en complétant éventuellement le dispositif avec un médecin mobile qui disposerait d'une voiture avec chauffeur pour les visites.
Sur le terrain, les médecins de base n'ont pas attendu non plus que le chantier de la nomenclature des actes soit achevé pour s'organiser : à l'échelon départemental ou municipal existent des expérimentations innovantes visant à relever le défi de la continuité des soins (voir ci-contre). Pour beaucoup d'experts, il faudrait aussi assouplir la législation trop rigide qui régit actuellement les conditions du remplacement en médecine générale.
Enfin, à l'heure où 80 % des demandes en urgence pourraient être réglées en amont, une meilleure éducation des usagers est sans doute impérative. « Dans le contexte actuel, l'évolution des mentalités des patients est indispensable », affirme ainsi le Dr Pierre Haehnel, secrétaire général du Conseil national de l'Ordre. Un autre défi de taille à relever, mais pour les pouvoirs publics.
Demain, le second volet de notre enquête sera consacré à la permanence des soins dans les quartiers difficiles.
3 100 secteurs de garde et 5 400 généralistes sapeurs-pompiers
L'Ordre des médecins considère que la médecine libérale gère chaque année un minimum de 40 millions d'appels urgents, dont 5 millions de visites de nuit et le dimanche, pris en charge essentiellement par la médecine générale. Plus significatif : 3 098 secteurs de garde de généralistes existant en dehors des établissements hospitaliers publics et privés et couvrant la quasi-totalité du territoire ont été recensés en 2000 par l'association MG-Urgences en France métropolitaine (l'Ordre des médecins confirme grosso modo ce pointage et rappelle qu'il existe aussi quelques secteurs de garde pédiatrique). Près de 15 % des tours de garde fonctionnent tous les jours 24 h/24, la moitié d'entre eux uniquement le week-end et les nuits de semaine et un tiers seulement le week-end. « Moins de 5 % de ces tours de garde renvoient vers des structures de type "SOS" ou vers les cliniques», affirme le syndicat de généralistes MG-France. Reste que dans certaines grandes villes, trouver un généraliste de garde en dehors des heures d'ouverture des cabinets et des structures d'urgentistes habituelles relève de la gageure.
Par ailleurs, 5 400 généralistes sont des médecins sapeurs-pompiers et sont souvent les premiers intervenants dans les zones rurales. Des médecins libéraux participent aussi à la régulation des appels urgents dans les SAMU-centre 15. Mais les effectifs de ce pool de régulateurs libéraux sont en diminution constante.
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