A NCIENNE élève de l'Ecole normale supérieure, agrégée de philosophie (1961), le Dr Anne Fagot-Largeault a un itinéraire transdisciplinaire, qui commence par une « éducation philosophique très classique et continentale », au cours de laquelle se précise son goût pour la philosophie des sciences. Après plusieurs années d'enseignement de la philosophie au lycée de Douai, au lycée Hélène-Boucher (Paris) puis à la Sorbonne, elle part pour les Etats-Unis (1967-1971), où elle étudie la logique et la philosophie des sciences.
A son retour, elle se lance dans les études médicales tout en enseignant la philosophie à l'université Paris-XII, ce qui la fait « revenir des exercices spéculatifs vers le monde concret de la souffrance, de la mort et de la relation humaine ». Mais l'une des particularités du cursus médical tel qu'elle l'a connu, souligne-t-elle, est « qu'il n'y était justement pas question de la mort, de la souffrance, ou de la relation. Sauf les cours magistraux (sur la tuberculose, sur le rhumatisme articulaire aigu), où perçait le souffle de la grande tradition clinique française, les enseignements, très techniques, prêtaient plus au bachotage qu'à la réflexion. J'en vins à m'interroger sur l'origine et le degré de validation de connaissances si dogmatiquement assénées ».
L'histoire de la causalité des décès
Anne Fagot-Largeault s'intéresse alors aux essais cliniques. La pratique de l'expérimentation sur l'être humain en milieu psychiatrique est l'objet de son mémoire de spécialité. Elle participe à un groupe de travail mis en place à l'initiative du Comité consultatif national d'éthique (CCNE) - qui vient d'être créé, en 1983 - sur les essais de nouveaux traitements chez l'homme (1984). « Je n'oubliais pas, pour autant, la causalité, précise-t-elle. Ayant à l'hôpital pratiqué des autopsies et appris les rudiments du diagnostic post mortem des maladies ayant entraîné la mort (diagnostic neuropathologique, en particulier), je continuai longtemps à "couper des cerveaux", et j'écrivis ma thèse de médecine sur l'histoire de la certification des décès et de la classification de leurs causes ».
La recherche étiologique en médecine est un champ d'investigation qui l'attire particulièrement. L'enquête sur la causalité de la mort est, pour elle, l'occasion de nouer des liens avec plusieurs communautés scientifiques : épidémiologistes, médecins et statisticiens des services traitant l'information sur les causes de décès et des centres collaborateurs OMS pour la classification des maladies, responsables des centres de pharmacovigilance, anatomopathologistes ou médecins légistes. « Les gens de terrain qui se posent les questions causales concrètes (ex. : quelle est à l'hôpital la proportion des décès iatrogènes ?) ont des intuitions fines, et des contre-exemples perspicaces, aptes à tempérer la généralisation hâtive, et chacun de ces " petits mondes " scientifiques a développé une sagesse du jugement causal qui constitue un apport précieux pour une approche de la causalité qui ne soit pas purement linguistique », estime-t-elle.
Une science expérimentale
Claude Bernard, qui déplorait l'incurable empirisme de l'art médical, a lutté pour que la médecine devînt une science expérimentale. Pour Anne Fagot-Largeault, elle l'est aujourd'hui devenue. « Prouver qu'une thérapeutique est efficace, ou que ses désavantages sont acceptables étant donné ses avantages, est à présent tenu pour obligatoire. Elle ne l'était pas lorsque j'étudiais la médecine ». L'histoire de l'expérimentation humaine montre, selon elle, que les médecins n'ont intériorisé les exigences de la recherche scientifique « qu'avec lenteur et mauvaise conscience, percevant l'acte de recherche (souvent dérobé au sujet) comme déviant à l'égard de la déontologie médicale traditionnelle ». Ethique de la recherche (relation investigateur-sujet) et éthique des soins (relation patient-médecin) ne sont pas toujours compatibles. C'est ce qu'elle étudie d'abord pour le cas de la psychiatrie, puis pour d'autres spécialités : soins intensifs, sciences comportementales.
Essais sur l'homme et consentement
Tandis que se mettent en place les recommandations internationales et les dispositifs nationaux réglementant la pratique des essais sur l'être humain, Anne Fagot-Largeault a souvent l'occasion de revenir sur ces questions, surtout à propos de la psychiatrie, sa spécialité. Elle apprend aussi beaucoup sur les conditions concrètes, scientifiques et éthiques, des investigations sur l'être humain, en acceptant des responsabilités touchant la recherche : par exemple, le copilotage de comités qui accompagnent le déroulement d'essais multicentriques internationaux dans le SIDA ; ou, récemment, la participation au groupe de travail chargé par l'OMS de préciser les clauses (dérogatoires aux règles internationales) des essais vaccinaux à grande échelle contre le SIDA lancés dans des pays émergents (Thaïlande, Ouganda, Brésil).
« L'idée que les personnes qui se prêtent à la recherche biologique, médicale ou comportementale ne sont pas seulement des objets d'étude (des sources de données), mais doivent autant que possible devenir des partenaires de recherche respectés dans leur dignité, informés et consentants, s'est imposée peu à peu dans les textes (textes législatifs et réglementaires, ou simples "recommandations" d'instances consultatives) au cours de la seconde moitié du XXe siècle, relève Anne Fagot-Largeault. Cela appelle une réflexion sur les liens entre science et société et sur le fonctionnement de la recherche dans nos sociétés démocratiques. »
C'est sur ces thèmes que la participation d'Anne Fagot-Largeault aux travaux du comité d'éthique a été la plus significative. Elle coordonne par ailleurs, depuis 1996, une unité mixte de recherche sur le consentement à la recherche biomédicale, qui met en jeu de jeunes chercheurs philosophes et sociologues (ou psycho-sociologues). Ce programme est né du besoin, ressenti par des institutions et des personnes impliquées dans la recherche sur l'être humain, d'étudier les modifications du rapport entre acteurs de la recherche et sujets expérimentés, depuis qu'en France un cadre légal a été mis en place (la loi Huriet du 20 décembre 1988).
Rationalité médicale
Anne Fagot-Largeault s'est attachée, également, à montrer comment les débuts de la rationalité médicale moderne ont coïncidé avec un effort pour argumenter les décisions médicales en termes de « quantité de vie gagnée ». Elle a ainsi étudié la manière dont les arguments relatifs à la qualité de vie interviennent dans les décisions individuelles (ex. : arrêt des soins) ou dans les décisions de santé publique. De là, « une exploration aux frontières entre normativité biologique et normativité sociale, visant à trouver jusqu'à quel point la gestion collective des avancées biotechnologiques peut s'inspirer de normes naturelles », dit-elle. Alors que l'essor des nouvelles technologies de la reproduction humaine a soulevé des discussions très émotionnelles sur le statut de l'embryon humain, Anne Fagot-Largeault entend orienter ses recherches vers les questions d'ontologie que soulèvent ces avancées biomédicales. « Il y a un travail philosophique de fond à faire, pour repenser l'ontologie du devenir évolutif dans la perspective des acquis contemporains, du côté des sciences fondamentales (biologie du développement) comme du côté des inventions biotechnologiques dans l'agriculture, l'industrie, la thérapeutique. Je voudrais m'y essayer. Il s'agit toujours d'expliquer comment la nouveauté prend forme, c'est un vieux et noble problème philosophique », s'enthousiasme cette chercheuse, qui poursuit, tous les lundis, son activité de médecin aux urgences psychiatriques de l'hôpital Henri-Mondor, à Créteil.
* Le cycle de conférences débutera le jeudi 8 mars à 17 heures au Collège de France.
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