Entretien

Pr Gentilini (Académie nationale de médecine) : « Un double crime, sanitaire et social »

Publié le 04/04/2016
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Crédit photo : SEBASTIEN TOUBON

LE QUOTIDIEN DU MÉDECIN : Pourquoi publier aujourd'hui ce manifeste pour une politique de prévention et de répression du trafic des médicaments falsifiés ?

Pr MARC GENTILINI : Nous, les trois Académies (médecine, pharmacie, et vétérinaire), et les trois Ordres professionnels, appelons la France à ratifier le plus rapidement possible la convention Médicrime pour servir d'exemple et faire école. Nous espérons attirer l'attention du ministère et la santé et du président de la République.

Le combat est ancien : j'ai moi-même participé à la rédaction de l'appel de Cotonou (Bénin) prononcé par Jacques Chirac en octobre 2009. Mais nous sentons qu'il faut relancer la mobilisation. Les six États qui ont ratifié la convention Médicrime n'ont pas les moyens de lutter contre la fraude. C'est un appel au secours. Il faut que le pouvoir politique et les appareils de contrainte soient mobilisés au plus haut niveau, car sans contrainte juridique, la fraude s'intensifie.

Nous souhaitons également alerter l'opinion publique de tous les pays, sans qui rien ne se fera.

Qui est concerné par les médicaments falsifiés ?

On parle de 800 000 morts, mais il est difficile d'avoir des chiffres précis. Selon l'OMS, la contrefaçon représente 10 à 15 % du marché mondial des médicaments ; en République centrafricaine, 80 % des médicaments disponibles pourraient être falsifiés, et cette proportion s'élèverait à 60 % dans certaines régions d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine. Et 60 % des médicaments vétérinaires en circulation en Afrique de l’ouest seraient faux. C'est un double crime, sanitaire et social, car la vente de ces produits s'adresse aux plus pauvres.

Les pays développés sont aussi concernés, via la vente par internet. En France, malgré des médicaments remboursés et des officines de confiance, d'aucuns achètent des produits sur internet sans pouvoir en contrôler la qualité. Or la moitié des médicaments vendus sur des sites dissimulant leur adresse physique seraient des faux. Il ne s'agit pas seulement de Viagra ou d'anabolisants, mais aussi d'antidiabétiques ou d'anticholestérolémiques ! On risque d'avoir sous peu un problème dans les pays du Nord qui, se croyant à l'abri, ne réagissent pas.

En outre, nous ne savons pas quel contrôle sera réellement possible demain pour les médicaments achetés en vrac, par exemple dans le cadre des appels d’offres hospitaliers. La vigilance doit être de mise.

Quels moyens de lutte contre les médicaments falsifiés faut-il mettre en place ?

Il faut dénoncer le trafic au plus haut niveau des États, et inscrire le concept du médicament falsifié dans le cursus des études médicales, pharmaceutiques et vétérinaires. Les médecins doivent prendre conscience de ce fléau. Après avoir vécu dans la mystique des médicaments efficaces, nous sommes obligés de déchanter de ce triomphalisme thérapeutique.

L'OMS doit mettre les moyens nécessaires pour lutter contre ce phénomène. Elle devrait être le phare sanitaire de l'humanité ; hélas, les pays producteurs des faux médicaments, la Chine, l'Inde, voire le Brésil, ont pu peser dans ses décisions. Seulement deux fonctionnaires s'occuperaient de cette question à Genève !

Nous souhaitons aussi une réflexion profonde au niveau des firmes pharmaceutiques internationales. Elles ne doivent pas être diabolisées : sans elles, pas d'innovation. Mais il faut de la concertation pour baisser les prix des médicaments. Il faudrait aussi favoriser la couverture médicale universelle pour que les plus pauvres ne soient pas délaissés, et lutter contre la corruption.

Les ministères de la santé ont un rôle à jouer pour éviter les ruptures de stocks. Enfin, il faut aider les pays à créer, au niveau des facultés, des unités de pharmacovigilance. Les pays en voie de développement ne peuvent se limiter à la chasse du petit dealer sur les marchés. Il faut savoir prendre les bonnes décisions au bon niveau.

Propos recueillis par Coline Garré

Source : Le Quotidien du médecin: 9485