LA SANTE EN LIBRAIRIE
P HILIPPE VAN EECKHOUT n'apparaît pas, à la lecture du livre résultant de ses conversations avec Mona Ozouf, comme un orthophoniste banal. Non tant parce que la gent masculine est plutôt rare dans le monde de l'orthophonie ou parce que sa « vocation » lui est venue à un moment original, par un biais original : c'est en effet un psychiatre rencontré pendant son service militaire qui l'a convaincu de devenir orthophoniste pour s'occuper d'aphasiques à la Salpêtrière.
Qu'il ait bien vite choisi les allées de cet hôpital parisien pour terrain d'exercice, que son « premier vrai patient » lui ait été confié par Blanche Ducarne, une grande pionnière de l'aphasiologie, l'ont d'abord mené à une vie professionnelle qu'il qualifie de « paisible tout en étant active ». Bien inséré dans « un monde essentiellement féminin », sincèrement engagé dans les thérapies, heureux de suivre « les règles ou l'éthique d'un service de neuropsychologie » ainsi que les échanges entre médecins, il faudra que la thérapie mélodique, imaginée à l'origine par un Américain à l'intention des aphasiques, vienne transformer sa pratique et diviser le service pour que sa carrière prenne un tour nouveau. La simplicité avec laquelle il raconte l'événement que constituait, pour lui comme pour l'ensemble du service, la présentation de la méthode par un orthophoniste - et non un médecin - lors de la « grand-messe hebdomadaire du service du professeur Lhermitte », a quelque chose d'émouvant autant que de convaincant.
« Tremper sa chemise »
C'est peut-être bien la façon de « tremper sa chemise », au sens propre du terme, qui fait de Philippe Van Eeckout un personnage à part et qui rend son livre passionnant. Pour lui, « sortir les gens d'un mutisme complet est un long travail », qui fait littéralement transpirer, et dans lequel intervient certes la technique, mais aussi une « énergie communicatrice ». La technique est issue des connaissances et des outils mis au point autant par les neurophysiologistes que par les cliniciens : l'auteur en présente l'essentiel avec une grande clarté.
« L'énergie communicatrice », a priori notion moins évidente dans le contexte médical actuel, passe aussi bien dans le livre qu'auprès des patients de l'auteur. « Démutiser, c'est plonger un patient dans une excitation telle qu'on le persuade qu'il va parler », explique-t-il. Les personnes dont l'histoire émaille le livre montrent quelle « inventivité » doit accompagner cette énergie : ici, il rentre dans le jeu de celui qui veut résumer son aphasie à un problème d'articulation, avant de s'en écarter juste assez pour assurer le succès des efforts conjugués du patient et de l'orthophoniste. A un dessinateur dont la main droite est paralysée, il rend à la fois le dessin - de la main gauche -, et la parole. C'est en conjuguant musique, braille et mots que l'organiste retrouvera la parole juste et l'art de la composition. Il y a aussi la traductrice qui n'a pu parler pendant quinze mois, qui n'a pu dire un mot sans lui « pendant au moins un an », et qui lui a exprimé par écrit par la suite ce qu'elle avait pu ressentir pendant la longue période de la démutisation ; ou cette Gunhild dont la sortie du coma se manifeste par un rire, etc.
L'auteur ne joue pas pour autant au magicien ou au gourou. Il insiste d'abord à maintes reprises sur les difficultés d'une entreprise qui n'aboutit pas toujours au succès ou n'atteint bien souvent que des succès limités. Il souligne l'importance du rôle des proches, celle des équipes de soins. Il explicite parfois longuement les moyens utilisés pour contourner les difficultés, pour utiliser tout ce qui peut l'être, des capacités neurologiques existantes, des différents aspects de la personnalité de chacun des aphasiques ou des comateux qu'il prend en charge, de leurs connaissances et compétences antérieures. Mais il reste qu'à l'évidence, l'implication de l'orthophoniste dans la relation avec son patient est d'importance : « Il faut aimer les gens, s'intéresser à eux, les séduire, les réveiller, qu'ils soient princes, cantonniers ou employés de la RATP. » Et, au-delà de la démutisation souvent obtenue, se créent des liens d'amitié, s'ouvrent de nouveaux horizons pour l'orthophoniste qui découvre la musique, le dessin ou la littérature avec l'organiste, le dessinateur ou l'écrivain aphasiques.
« Le Langage blessé », Philippe Van Eekhout, Albin Michel, 225 pages, 98 F (14,94 euros).
Revenir du coma
Le neurochirurgien François Cohadon, qui évoque vingt ans d'expérience auprès de personnes dans le coma, rejoint parfois, à propos d'une observation ou d'une interrogation, le point de vue de l'orthophoniste. Par exemple quand il s'interroge sur le statut qu'il convient de donner à ces patients qui non seulement ne parlent pas, mais sont dans cet état dit végétatif, ou quand il reconnaît avec modestie à quel point il est difficile de prédire l'avenir de certains malades comateux. C'est que l'état comateux, mieux connu aujourd'hui, reste à bien des égards mystérieux.
Le neurochirurgien fait pénétrer son lecteur dans ce monde de nuit du coma, lui en explique les différents modes d'entrée, lui présente les services de réanimation, insiste sur les difficultés des familles, montre les possibilités de récupération, de renaissance, évoque « l'impossible retour » et ses innombrables questions.
Sans doute moins optimiste en matière d'aphasie que l'orthophoniste, il laisse pourtant bien des portes ouvertes à l'espoir : d'une part en raison des recherches actuelles qui permettent d'envisager plusieurs voies de traitement à plus ou moins long terme ; d'autre part en raison d'une meilleure connaissance des soins physiques et relationnels qui favorisent le réveil et une évolution favorable après un coma. L'auteur est en tous cas certain qu' « autrui est un acteur décisif, un opérateur direct, oserait-on dire, du retour de la conscience ».
« Sortir du coma », François Cohadon, Editions Odile Jacob, 339 pages, 170 F (25,92 euros).
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