A la veille du scrutin qui a porté Ariel Sharon au pouvoir, la plupart des commentateurs français ont souligné le risque que prenait le peuple israélien. Le choix de ce vieux général de 73 ans, connu pour ses provocations et son ambition politique démesurée, responsable d'immenses erreurs stratégiques et morales au Liban, aux idées archaïques depuis longtemps dépassées par le mouvement historique, place en effet la paix sous une chape de plomb pour un temps qu'il est difficile d'évaluer.
La peur des Israéliens
Mais, prompts et nombreux à stigmatiser la répression de l'intifada par l'armée israélienne, les mêmes commentateurs ont rarement pris en compte la peur des Israéliens, confrontés depuis septembre dernier à une violence qui met en danger l'équilibre de leur pays et leurs vies individuelles. Après avoir voté pour la paix en 1999, les Israéliens ont donc voté cette fois pour la sécurité. Bien entendu, on ne manque pas d'esprits éclairés pour formuler la sentence, magnifique, mais usée jusqu'à la corde, selon laquelle il ne peut y avoir de paix sans sécurité. Ehud Barak, qu'il est bon aujourd'hui de décrire comme un « politicien exécrable » mais qui ne l'est que dans la mesure où il a lamentablement échoué, était si pénétré de ce dogme qu'il a été conduit à la pire des déconvenues : offrant aux Palestiniens encore plus que ce que Rabin voulait leur accorder, il a été remercié par une insurrection.
Pendant plus de cinq mois, il n'a cessé d'hésiter entre la manière forte et la recherche de la paix, espérant, de cette manière, concilier les deux impératifs sans le respect desquels on ne saurait gouverner Israël. Tout occupées qu'elles étaient à regarder les images de la répression, les opinions du monde n'ont pas vu que les Israéliens ne sont pas moins effrayés par le spectacle quotidien de la violence que les Palestiniens sont excédés par l'interminable attente de l'application de leurs droits ; elles n'ont pas vu qu'au fanatisme qui anime les foules palestiniennes répond le fanatisme des ultra-religieux juifs et d'une partie des colons ; et que la totalité du peuple israélien en a tout simplement assez de devoir se battre en permanence depuis 53 ans, que ce soit dans le cadre d'un conflit frontal et international ou sous la forme d'une bombe qui tue des enfants dans un bus scolaire.
En d'autres termes, de même que les Palestiniens réclament une terre, les Israéliens réclament le droit de vivre. Le général Sharon, que n'étouffent pas les scrupules, a tout simplement exploité cette aspiration à survivre, cet espoir des Juifs contrarié avec une belle constance depuis 2 000 ans, et cette peur dont on ne dira pas, du moins veut-on l'espérer, qu'elle n'est pas très abondamment alimentée par une haine dont la phraséologie mystique, implacable et nihiliste précède des actes du même acabit.
Croit-on que des enfants palestiniens mourraient sous les balles si, depuis des années, on ne leur avait pas appris à haïr Israël, si on ne leur avait enseigné que leur bonheur éternel est lié à leur martyre ?
Mais les Israéliens ont moins choisi Sharon qu'ils n'ont désavoué Barak. Ils se sont bornés à établir à un rapport de cause à effet entre ses tentatives pour faire la paix et la soudaine insécurité qui a gagné leur pays. Et ils ont été encouragés dans cette analyse par les Palestiniens eux-mêmes, toutes tendances confondues, dont le principal leitmotiv place sur le même banc d'infamie M. Sharon et M. Barak. Cet aveuglement émotionnel, ou cette absence de discrimination entre le blanc et le noir, entre le bien et le mal, ce rejet par les Palestiniens de tous les Israéliens, la gauche, la droite, les partisans de la paix et ceux de la répression, ont induit une réflexion en Israël qui a fini par gagner les plus chaleureux partisans de la création de l'Etat palestinien : si vous dites à cette frange d'Israéliens qui cultive ses relations avec les Palestiniens, qui est prête aux plus douloureuses des concessions, que, pour faire la paix, il faut extraire d'Israël ce qui fait son essence, elle finira par répondre non. Ceux-là n'ont pas voté Sharon, mais ils doutent bel et bien de l'utilité des efforts de paix.
Ce qui est tragique dans cette affaire
Politicien visionnaire, capable d'aller très loin dans la recherche d'un accord, M. Barak a été, il est vrai, très malhabile sur le plan des tractations politiques. S'il voulait le vote des Arabes israéliens, il aurait dû mieux les protéger ; s'il voulait convaincre Arafat, il n'aurait pas dû lui offrir son Etat sur un plateau d'argent pour s'offusquer ensuite que son interlocuteur en demande plus ; s'il voulait réussir, il aurait dû se méfier de lui-même et compter davantage sur son entourage. Mais ces erreurs ne font pas de lui le monstre que décrivent les Palestiniens. Sans la répression, c'est Israël tout entier qui serait aujourd'hui à feu et à sang. Et même si leur soulèvement correspondait à une stratégie efficace, ils ne peuvent pas reprocher à un homme d'Etat de commencer par protéger ses concitoyens.
Voilà pourquoi le recours à la violence par les Palestiniens, avec ou sans le consentement de Yasser Arafat, est une tragédie sans précédent. Choqués de ce que leurs propositions de paix fussent accueillies par une haine inexpiable, les Israéliens se sont réfugiés dans la réaction. Ce n'est pas contre un gouvernement israélien que luttent les Palestiniens, c'est contre tous les Israéliens. La nature même du nouveau gouvernement n'a pas beaucoup d'importance, dès lors que son premier objectif n'est pas de faire une paix complètement illusoire, mais tout simplement de donner leur sécurité aux Israéliens.
Sharon échouera
Bien entendu, Ariel Sharon échouera tôt ou tard. Car Israël n'est pas libre de ses mouvements et continuera à faire l'objet de ce jugement moral à l'aune duquel le monde l'évalue depuis 1948. Aucun Etat au monde ne voit en Israël un Etat comme les autres. M. Sharon ne pourra donc pas sévir contre les Palestiniens avec tous les moyens dont il dispose. Il n'est pas fou et ne courra pas le risque d'une intervention diplomatique américaine assortie de menaces ou d'une guerre avec les Etats arabes.
Il échouera aussi parce qu'il n'a pas plus de majorité parlementaire que Barak. L'élection des députés à la proportionnelle intégrale a multiplié les partis représentés à la Knesset. Ce ne sont plus des mouvements politiques, mais des lobbies, religieux ou autres, qui ne prêchent que pour leur paroisse. Il échouera enfin parce qu'il n'a rien à proposer aux Palestiniens qu'ils n'aient déjà refusé.
Quant à la vieille idée selon laquelle la droite est mieux placée que la gauche pour faire la paix, elle n'est pas, en l'occurrence, très convaincante : certes, M. Sharon a évacué le Sinaï quand Menachem Begin a signé le traité de paix avec Anouar Sadate. Certes, Begin, alors chef du Likoud, a fini par faire à Camp David ce dont on ne l'aurait pas cru capable. Mais on ne voit même pas comment Sharon et Arafat pourraient s'asseoir à la même table.
On peut d'ailleurs s'interroger sur ce que les Palestiniens considèrent comme un interlocuteur israélien valable.
Le seul espoir qui reste, c'est un échec rapide de Sharon qui interviendrait avant qu'il n'envenime une crise déjà sanglante, des élections législatives de toute façon inévitables et, peut-être, une nouvelle approche du conflit par les Palestiniens. Car il faut le dire avec force : les Palestiniens doivent faire leur aggiornamento, eux qui ont riposté par la violence à des propositions de paix. Ils viennent d'élire Sharon. S'ils veulent qu'il reste au pouvoir, ils connaissent la méthode.
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