Ne jouons pas sur les mots : le gouvernement tient bon sur les retraites, il cède sur la décentralisation de l'Education et sur les effectifs d'enseignants. La détermination de Nicolas Sarkozy, appelé à la rescousse pour garantir le baccalauréat cette année, n'enlève rien à son sens politique. Il a donc admis que la politique gouvernementale avait atteint ses limites.
Personne ne lui jettera la pierre : la politique n'est que l'art du possible. Le mélodrame national auquel nous assistons reflète principalement la crise d'une société incapable de se remettre en question. Et c'était déjà vrai en 1968. Comme aucun danger extérieur ne menace la France, une sorte de guerre civile embrase les âmes de tous ceux qui ont besoin d'une cause et de vibrer pour elle ; à défaut de l'ennemi étranger, nous en trouvons au sein du territoire et, à défaut de la guerre des classes, nous avons inventé celle des intérêts catégoriels.
Le choc des égoïsmes
Inutile de préciser que le choc des égoïsmes ne nous grandit guère et que les Français avaient une autre stature quand ils résistaient au nazisme ou quand ils se divisaient sur les guerres coloniales. Mais heureusement, ces temps-là sont révolus : il suffit, pour s'en féliciter, d'observer les ravages causés par les guerres régionales. En tout cas, un gouvernement, un chef d'Etat, un Premier ministre ne peuvent soigner que les plaies conjoncturelles, affronter les crises que leur offre l'histoire, livrer des combats où il ne leur faut pas moins de courage qu'il en fallait jadis quand la nation risquait de disparaître.
Trois générations de Français sont indifférents à ce récent passé. La caisse de résonance créée par les médias suffit à transformer d'inéluctables réformes en cloaque des dissensions, des excès en tout genre, des mensonges et procès d'intentions.
M. Chirac n'est pas M. Bush, il l'a assez démontré. Comment l'électorat peut-il croire que la droite au pouvoir n'aurait pour objectif que de creuser sa tombe et de se heurter, par une perversion suicidaire, à ceux qui l'ont placée là où elle est ?
Nous nous sommes assez penchés sur ce mystère de l'irrationnel populaire et nous nous sommes livrés assez souvent à cette psychanalyse des masses pour évaluer maintenant les effets de la politique de M. Raffarin. La question n'est pas qu'il triomphe ou non, elle est que les réformes triompheront ou non, et si la coalition des corporatismes empêche leur application, quel avenir pouvons-nous envisager ?
Un mythe
Dans « le Monde » daté de mercredi dernier, Thomas Picketty, économiste qu'on dit proche de la gauche, explique, avec chiffres à l'appui, qu'il n'existe pas, en France, de gisement financier possédé par les « riches » où on pourrait puiser le financement des pensions et de la santé. Nous l'avons écrit, lui le prouve. En supposant qu'on porte la tranche supérieure de l'impôt, actuellement de 50 %, à 100 %, ce qui revient, dit-il, à plafonner les revenus sous un seuil infranchissable (de sorte que personne n'aurait droit à plus de 65 000 euros par an), nous n'augmenterions la recette fiscale que de 7 milliards d'euros par an, somme dérisoire par rapport aux besoins. Les riches sont riches, dit M. Picketty, mais ils ne sont pas assez nombreux.
Il suffit de lire cet article pour être effaré par la démesure des manifestants et des grévistes. Ils s'attaquent à un mythe mille fois répété, immensément répandu : il y a de l'argent en France, on n'a pas besoin de réformer, mais de s'octroyer l'argent des autres. Réponse : le financement n'est pas dans la fortune de 250 000 foyers, mais dans le travail de tous les Français. Or ce travail, qui a été si longtemps notre ciment national, nous n'avons cessé de le dévaloriser. Oh, les patrons ne sont pas des anges, qui continuent à licencier des salariés de 55 ans et dénoncent les lois sociales pendant qu'ils en profitent. Mais ce ne sont pas inévitablement des monstres : ils ne créeront des emplois que s'ils font des profits et si, dans les dispositions de la réforme des retraites, on les empêche de licencier des personnes qui n'auront pas atteint l'âge de se retirer.
De sorte que tout peut être fait dans la justice et la communion si on arrête de faire de la réforme une cause de désordre, si on renonce à des grèves qui durent d'autant plus que ceux qui les font ne sont pas concernés ; si on ne donne pas l'occasion aux trublions de semer le désordre, d'envahir l'Opéra Bastille, de desceller les pavés de la place de la Concorde ; si on met un terme aux grèves d'éboueurs ; et si les leaders syndicaux, comme Gérard Aschiéri, main de fer dans un gant de velours, qui ne voit de salut que dans le « maintien de la pression » devenait raisonnable. Chacun, y compris le secrétaire général de la FSU, principal syndicat des enseignants, a le droit d'avoir ses propres idées. Mais on ne voit pas quelle fierté M. Aschiéri peut tirer d'actions qui ont consisté à empêcher les élèves de passer leur BTS, alors que la vocation de tout professeur est d'aider la jeunesse à accéder à la vie active.
Ce qui est grave, par conséquent, ce n'est pas le désordre qui accueille la volonté de réforme du gouvernement, c'est le retournement du sens moral, le franchissement permanent de la ligne jaune, l'hostilité d'une moitié de la France contre l'autre moitié, encore une fois parce que la « guerre civile » fait office de guerre patriotique.
Les mêmes
Et pourtant. Jeunes ou moins jeunes, vous voulez une cause ? Vous voulez affronter un danger ? Vous voulez vous battre ? Sachez alors qu'il y a de quoi être occupé. Au fond, ce sont les mêmes qui font grève et s'opposent à la mondialisation ; les mêmes qui s'élèvent contre l'hégémonie américaine et réclament une autre société française ; les mêmes qui refusent les guerres ou préconisent l'application du droit international et réclament le maintien de la retraite à soixante ans. Mais, s'ils veulent que la France fasse entendre sa voix, encore faut-il qu'elle soit forte, débarrassée de ses scléroses et de ses terrifiants archaïsmes, une France où la jeunesse a d'autres ambitions que la retraite précoce et la semaine de 35 heures, une France productive, compétitive, enfin libérée d'une bureaucratie que tout le monde dénonce mais que tout le monde adore. Une France enfin affranchie de sa vénération des règles, de ses idoles pontifiantes, une France des actes, pas des paroles, une France réaliste donc hostile à toute démagogie, à commencer par celle des syndicats, une France courageuse, pas épouvantée par l'effort, une France imaginative, créative, dynamique. Voilà la guerre à livrer de nos jours.
Jeunes ou moins jeunes, ne faites pas le contraire de ce qui vous préconisez : vous aimez la liberté, vous êtes libres de forger vous-mêmes votre avenir. Il n'est pas écrit dans les lois sociales. Il sera ce que vous en ferez.
Musique et paroles
Ils ont entonné l'Internationale, les autres ont chanté la Marseillaise. M. Raffarin a dit des socialistes qu'ils préféraient leur parti à leur patrie. Formules et postures. La gauche demande des excuses, la droite demande des excuses. L'Internationale n'est pas l'hymne national et le Premier ministre n'est pas un éditorialiste. Non seulement la guerre des classes appartient au passé (et, après tout, la plupart des grands leaders du PS ne sont pas exactement des pauvres), mais, engagée en 2003, et sous cette forme poético-musicale, elle en devient carrément ridicule. C'est drôle, mais c'est dangereux. Parce que la protection sociale appartient à la politique et parce qu'elle doit être décidée par nos élus ; et si eux-mêmes exagèrent ou sombrent dans des comportements infantiles, alors le débat retournera à la rue.
Si nous étions médiateurs dans cette affaire, nous proposerions que personne ne présente ses excuses, mais que personne ne recommence ce petit jeu qui dévalorise une des institutions vitales de la République.
R. L.
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