INTRODUCTION
L’activité diagnostique est permanente chez les médecins. C’est notamment le cas dans la pratique de la médecine générale, où le flux quotidien de patients est important. Vu de l’extérieur et pour les médecins eux-mêmes, poser un diagnostic pourrait paraître aisé tant la tâche est routinière et se déroule rapidement. La simple observation du patient et la prise de connaissance du motif de consultation suffisent en effet souvent au médecin pour se faire une idée du problème (1).
► La fréquence élevée de l’acte diagnostique et la capacité des médecins à diagnostiquer vite et en apparence, sans effort, traduisent toutefois mal la complexité des processus cognitifs qui sous-tendent la démarche diagnostique.
Ces processus fascinent les chercheurs en éducation médicale depuis un demi-siècle (2). La recherche sur la prise de décisions a conduit à l’élaboration de plusieurs hypothèses. La théorie du double processus, qualifiée d’universelle, s’est imposée depuis plusieurs années en raison de la mise en évidence de sa pertinence dans plusieurs spécialités médicales (2,3). Nous en réaliserons la description dans la première partie de cet article, car elle permet de bien se représenter ce qui se passe dans la tête des médecins lorsqu’ils diagnostiquent. Nous nous attarderons également sur la première théorie élaborée par les chercheurs en éducation médicale – l’approche hypothético-déductive –, dans la mesure où elle facilite la compréhension de la démarche générale de raisonnement chez les médecins. Depuis une vingtaine d’années et le constat selon lequel une majorité d’erreurs diagnostiques est liée à des erreurs de raisonnement, le champ de la recherche sur la prise de décisions porte de façon croissante son attention sur l’erreur diagnostique et sur ses mécanismes (4). Leur description fera l’objet de la deuxième partie de cet article. Dans une troisième et dernière partie, nous discuterons des stratégies de réduction de l’erreur, dont nous pouvons d’ores et déjà souligner la complexité et les résultats incertains.
QUE SE PASSE-T-IL DANS LA TÊTE D’UN MÉDECIN QUI POSE UN DIAGNOSTIC ?
Pour bien comprendre les mécanismes mentaux qui sous-tendent l’activité diagnostique, nous allons utiliser l’exemple d’un généraliste qui reçoit en consultation un patient âgé de 24 ans. Celui-ci se plaint de douleurs abdominales et de troubles du transit à types de diarrhées. Nous sommes en période hivernale. Tout médecin généraliste confronté à cette situation évoquerait immédiatement l’hypothèse d’une gastro-entérite aiguë. Il questionnerait le patient afin d’identifier une notion de comptage, de savoir depuis quand les symptômes évoluent et d’obtenir ses antécédents. Il procéderait à son examen dans le but de s’assurer de l’absence d’urgence chirurgicale et de déshydratation, mesurerait la température, puis prescrirait un traitement adapté. Cet exemple, que nous pourrions transposer à toutes les situations cliniques auxquelles sont confrontés quotidiennement les médecins généralistes, illustre deux mécanismes majeurs qui permettent de modéliser la démarche diagnostique en médecine : l’hypothético-déduction et l’intuition.
L’hypothético-déduction
La démarche diagnostique en médecine est hypothético-déductive (5). Cela signifie que pour résoudre le problème d’un patient, le médecin génère une ou plusieurs hypothèses diagnostiques dès le début de la rencontre (en l’occurrence, il s’agit de l’hypothèse de la gastroentérite aiguë), qui orienteront le recueil de données. Celui-ci, que l’on qualifie de « déductif », vise à vérifier la ou les hypothèses générées au départ. Le médecin sait quelles données rechercher grâce à des connaissances spécifiques, dénommées « scripts », qui sont stockées dans sa mémoire à long terme (2,5,6). Les scripts visent à guider le médecin dans le processus de confirmation ou d’infirmation des hypothèses diagnostiques, car ils prennent la forme d’une succession de cases, à l’image d’une « check-list », dont le remplissage permet de conclure que « c’est ça ! » ou que « ce n’est pas ça ! ». La démarche qui consiste à cheminer des hypothèses vers le recueil des données se nomme « approche hypothético-déductive » (5).
Certains regretteront ou s’inquiéteront du caractère hypothético-déductif du raisonnement humain, qui enferme très tôt le médecin dans un tunnel parfois unique. Il s’agit pourtant d’une démarche obligatoire. L’être humain, en raison des capacités limitées de sa mémoire de travail, est en effet totalement incapable d’explorer toutes les hypothèses diagnostiques possibles devant une plainte exprimée par un patient. Dans notre exemple, il y aurait des dizaines de causes pouvant expliquer la présence de douleurs abdominales chez un sujet jeune. En combinant quelques données (les douleurs abdominales, la période hivernale et les diarrhées), le cerveau génère la ou les quelques hypothèses les plus probables qui permettront au médecin d’orienter son interrogatoire, son examen clinique et, éventuellement, la prescription des examens complémentaires. Il s’agit de ne pas partir à l’aveugle dans la collecte de données, ce qui conduirait à un résultat incertain tout en consommant énormément de temps et d’énergie.
L’intuition
Pour générer avec une telle rapidité des hypothèses en ne combinant que quelques données, le médecin ne peut pas utiliser sa réflexion. Son cerveau va donc court-circuiter sa conscience, en mobilisant des processus cognitifs dénommés « intuition » (2,5). Celle-ci désigne la capacité du cerveau humain à émettre très rapidement et sans effort conscient une ou plusieurs hypothèses face à un patient, sur la base d’un nombre restreint d’informations. Dans notre exemple, l’association des douleurs abdominales, du contexte hivernal et des diarrhées conduit instantanément tout médecin à générer sans le moindre effort l’hypothèse de la gastroentérite aiguë, grâce à ses expériences passées. Celles-ci lui ont permis de construire, dans sa mémoire à long terme, une représentation typique de la gastroentérite – dénommée « prototype » – et des nombreuses maladies qu’il a l’occasion de prendre en charge dans le cadre de son exercice (5). Ce sont ces prototypes qui offrent au médecin la possibilité de reconnaître intuitivement un syndrome du canal carpien chez une femme souffrant de troubles de la préhension et de paresthésies de la main, une bronchite chez un homme d’âge mûr qui présente une toux, une expectoration et une hyperthermie, ou encore une otite moyenne chez un enfant fébrile qui se tient l’oreille.
La capacité à diagnostiquer très rapidement et sans effort est donc une nécessité pour permettre au médecin de résoudre efficacement et dans un délai court les problèmes auxquels il est confronté dans son activité professionnelle quotidienne. Le prix à payer pour ce fonctionnement économique est l’erreur diagnostique, redoutée par tous les médecins.
QUELS SONT LES MÉCANISMES DE L’ERREUR DIAGNOSTIQUE ?
Reprenons notre exemple et imaginons que le patient ne présente pas une gastroentérite aiguë, mais une appendicite. Si le médecin conclut malgré tout à une gastroentérite, il y a de fortes chances pour que cette conclusion erronée résulte d’une erreur de raisonnement. On parle de « biais de raisonnement ». Une centaine de biais est dénombrée dans la littérature scientifique. Dans les prochains paragraphes, nous décrirons les quatre plus fréquents.
Le biais d’ancrage
L’erreur diagnostique pourrait être expliquée par le fait que le patient a lui-même évoqué, de façon très affirmative, une gastroentérite lors de ses premiers échanges avec le médecin. Si celui-ci n'arrive pas à se détacher de cette première hypothèse alors que celle-ci est erronée, il est victime d’un « biais d’ancrage ». Le biais d’ancrage désigne le fait de rester « ancré » sur une hypothèse initiale ou sur une donnée de nature clinique ou contextuelle dont on ne parvient pas à s'extraire alors que la situation l'imposait, et sur laquelle va se focaliser toute la démarche diagnostique (7).
Le biais de disponibilité
L’erreur diagnostique pourrait également naître du fait que ce patient est le cinquième que le médecin a vu dans la journée pour la même maladie. Étant donné qu’il présente en apparence les mêmes symptômes que les cinq autres patients, il y a une certaine logique à ce que le cerveau conclue au même diagnostic. Penser qu’une hypothèse est plus probable parce qu’elle vient facilement en tête, par exemple, du fait qu’elle renvoie à des expériences récentes, marquantes, choquantes, ou encore à fort écho médiatique, relève d’un « biais de disponibilité » (7).
Le biais de confirmation
L’erreur diagnostique pourrait par ailleurs survenir lors de l’étape de vérification des hypothèses diagnostiques. En théorie, le médecin devrait accorder autant d’importance aux indices confirmatoires (par exemple, l’existence d’une hyperthermie et d’un entourage familial qui a récemment présenté une gastroentérite) qu’aux données infirmatoires (par exemple, la présence d’une douleur intense localisée uniquement dans la fosse iliaque droite). Or, pour des raisons d’économie cognitive, le cerveau humain a naturellement tendance à ignorer la présence d’indices qui devraient le conduire à reconsidérer son hypothèse diagnostique. Il est en effet moins « fatigant » pour le cerveau de confirmer sa première idée que de devoir en générer de nouvelles, ce qui implique de recommencer la démarche depuis le début. On parle de « biais de confirmation » (7).
Le biais de fermeture prématurée
L’erreur diagnostique résulte fréquemment du fait que le médecin, sûr de son diagnostic, ne cherche pas suffisamment à le vérifier et se contente d’une ou deux données confirmatoires pour conclure qu’il s’agit effectivement du bon diagnostic. La fermeture prématurée désigne le fait de valider son hypothèse en ne prenant pas le temps de vérifier tous les éléments qui auraient dû être considérés afin d’atteindre un niveau raisonnable de certitude diagnostique (7). Ce biais s’inscrit également dans une perspective de fonctionnement économique du cerveau. Dans notre exemple, il pourrait s’agir de ne pas examiner le patient et de se contenter de l’interroger.
COMMENT MOINS SE TROMPER ?
Le cerveau humain se trompe souvent, au regard de la quantité énorme de décisions qu’il prend quotidiennement, à la fois dans le cadre de ses activités professionnelles et dans sa vie personnelle. Dans la plupart des cas, ces erreurs sont sans conséquence, notamment pour le patient. Dans notre exemple, ce dernier sera probablement amené à consulter à nouveau devant l’intensification des douleurs ou leur absence de régression malgré le traitement antalgique. On estime qu’environ 10 % des erreurs diagnostiques sont à l’origine de conséquences négatives pour le patient (8). Au regard des enjeux inhérents à une meilleure compréhension des erreurs diagnostiques et de leur cause, de nombreux chercheurs ont essayé d’identifier des stratégies permettant d’en réduire la fréquence.
Les stratégies de débiaising
Les stratégies dites de « débiaising » font partie des approches les plus populaires visant à diminuer le risque de se tromper (9). Parmi celles-ci, on peut citer le fait de prendre plus de temps pour raisonner (en espérant réduire le risque de fermeture prématurée), de se forcer à générer plusieurs hypothèses diagnostiques (en espérant éviter un biais de confirmation), ou encore de réfléchir à son raisonnement au fur et à mesure que celui-ci se déroule, dans le but de s’extraire d’une posture exclusivement intuitive et de structurer de façon réflexive la démarche de recueil et d’analyse des données (en espérant ne pas tomber dans le biais d’ancrage ou de disponibilité) (9). Il existe tout un débat qui agite en ce moment la communauté des chercheurs en éducation médicale quant à l’efficacité de ces stratégies de débiaising. Face à leurs partisans, certains auteurs affirment que les résultats des travaux sur ce sujet ne sont pas significatifs et qu’il n’existe à l’heure actuelle aucune preuve de leur efficacité (4). Des études réalisées il y a plusieurs années ont d’ailleurs montré que des approches qui semblent spontanément être de bon sens, comme le fait de se forcer à raisonner « consciemment » ou de collecter d’abord « objectivement » des données avant de conclure au diagnostic (on parle de démarche inductive, que l’on oppose à l’approche hypothético-déductive) n’améliorent pas la performance diagnostique et sont même susceptibles de la diminuer (10).
Les stratégies de réorganisation des connaissances
Selon un article récent, les seules stratégies qui tendraient à montrer un effet significatif, bien que faible, permettant de réduire le taux d’erreurs diagnostiques sont celles qui visent à améliorer l’organisation des connaissances dans la mémoire à long terme (4). Nous avons évoqué ces connaissances dans la première partie de cet article. Il s’agit en particulier des prototypes et des scripts. Ces connaissances sont le carburant des processus cognitifs, car elles alimentent les mécanismes à l’origine des étapes de genèse et de vérification des hypothèses diagnostiques.
CONCLUSION
En 1999, l’Institute of Medicine publiait un rapport intitulé « To Err is Human » (en français, « se tromper est humain »), dans lequel il estimait que 100 000 décès seraient potentiellement évitables tous les ans aux États-Unis si les professionnels de santé se trompaient moins souvent (11). Les recherches effectuées dans le domaine du raisonnement clinique confirment le célèbre adage. Les travaux récents montrent néanmoins qu’il faut arrêter de penser qu’il est possible de former des médecins qui ne se tromperont plus. Les biais de raisonnement font en quelque sorte partie d’un fonctionnement « normal » de la cognition humaine. Celle-ci reste cependant le plus souvent associée au succès diagnostique, obtenu de façon extrêmement rapide et économique, ce qui permet au médecin de résoudre le problème du patient dans un délai compatible avec les exigences liées à son activité professionnelle.
Cela ne veut pas pour autant dire qu’il n’y a pas lieu de s’intéresser à l’erreur et à la manière d’en réduire la fréquence et les conséquences. Les recherches conduites jusqu’à présent sont décevantes quant aux perspectives offertes dans ce domaine (4). Les stratégies visant à mieux organiser les connaissances dans la mémoire à long terme, sous la forme de prototypes et de scripts, méritent un intérêt tout particulier. Elles doivent constituer un objectif d’apprentissage prioritaire dans les facultés de médecine et sur les terrains de stage, où ces connaissances se construisent.
Bibliographie
1- Stolper E, van Bokhoven M, Houben P, Van Royen P, van de Wiel M, van der Weijden T, et al. The diagnostic role of gut feelings in general practice. A focus group study of the concept and its determinants. BMC Fam Pract. 2009;10:17.
2- Pelaccia T, Tardif J, Triby E, Charlin B. An analysis of clinical reasoning through a recent and comprehensive approach: the dual-process theory. Med Educ Online. mars 2011;16.
3- Croskerry P. A universal model of diagnostic reasoning. Acad Med. 2009;84(8):1022‑8.
4- Norman GR, Monteiro SD, Sherbino J, Ilgen JS, Schmidt HG, Mamede S. The Causes of Errors in Clinical Reasoning: Cognitive Biases, Knowledge Deficits, and Dual Process Thinking. Acad Med. 2017;92(1):23‑30.
5- Faucher C, Pelaccia T, Nendaz MR, Audétat M-C, Charlin B. Un professionnel de santé qui résout efficacement les problèmes : le raisonnement clinique. In: Pelaccia T (Ed), Comment [mieux] former et évaluer les étudiants en médecine et en sciences de la santé ? Louvain-la-Neuve : De Boeck Supérieur; 2016. p. 33‑44.
6- Pelaccia T, Tardif J, Triby E, Ammirati C, Bertrand C, Dory V, et al. Comment les médecins urgentistes raisonnent-ils ? Synthèse des principaux résultats d’une recherche qualitative multicentrique et multidisciplinaire sur la prise de décision en médecine d’urgence. Ann Fr Médecine D’urgence. 2017;7(3):153‑8.
7- Croskerry P. The importance of cognitive errors in diagnosis and strategies to minimize them. Acad Med. 2003;78(8):775‑80.
8- Kuhn GJ. Diagnostic errors. Acad Emerg Med. 2002;9(7):740‑50.
9- Croskerry P, Singhal G, Mamede S. Cognitive debiasing 2: impediments to and strategies for change. BMJ Qual Saf. 2013;22(Suppl 2):ii65‑72.
10- Norman GR, Eva KW. Diagnostic error and clinical reasoning. Med Educ. 2010;44(1):94‑100.
11- Institute of Medicine (US) Committee on Quality of Health Care in America. To Err is Human: Building a Safer Health System [Internet]. Kohn LT, Corrigan JM, Donaldson MS (Eds). Washington (DC): National Academies Press (US); 1999 [cité 23 juill 2018]. Disponible sur : http://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK225182/
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