Les changements au sein de l’AP-HP sont en train de modifier en profondeur le principe même du volontarisme et de l’engagement moral aux soins des patients de la part des praticiens. Revenons sur l’historique et dressons un état des lieux concernant le temps de travail et la permanence des soins à l’hôpital public tel qu’ils devraient être appliqués. Sa mise en place est progressive mais de plus en plus constante, rendant, dans sa conjoncture actuelle et par le truchement de nombreuses autres difficultés, l’exercice de la bonne chirurgie périlleuse pour les malades, mais aussi pour les étudiants et les praticiens.
Concernant les internes d’abord, en 2012, la commission européenne épingle la France sur la durée hebdomadaire de leur temps de travail qui reste supérieur à 48h/semaine (60h en moyenne). Lors de la 1ère université de rentrée de l’ISNI (Intersyndical National des Internes), une enquête réalisée en 2012 révèle que 21 % des internes travaillant dans les CHU ne prennent pas leur repos de sécurité (principalement en chirurgie et en obstétrique) et 85 % travaillent 60h en moyenne par semaine.
Les dispositions concernant le temps de travail rappellent que l’interne doit effectuer 11 ½ journées par semaine (comprenant 2 jours ½ de formation universitaire ou l’interne pourrait théoriquement quitter l’hôpital pour suivre un enseignement ou faire de la recherche) sans dépasser 48h de travail /semaine (1). Il doit pouvoir participer également au service de garde, obligation de service, et une garde est comptée pour 2 ½ journées. Les dispositions quant au repos de sécurité rappellent que le temps qui lui est consacré n’est pas décompté dans les obligations de service hospitalières et universitaires (2). Il est d’une durée de onze heures et ne peut donner lieu à l’accomplissement des obligations de service hospitalières, ambulatoires ou universitaires. Ces dispositions on fait l’objet d’une circulaire N°DGOS/RH4/2012/337 du 10 septembre 2012 émanant de madame la ministre de la santé Marisol Touraine et ordonnant l’application immédiate de cette circulaire en brandissant la menace de retirer l’agrément au service ne les appliquant pas (le service de chirurgie de l’AP qui ne l’applique pas se verra retirer ses postes d’internes !). Le Pr Loïc Capron, par la CME, rendait ce dispositif applicable partout à partir de mai 2014.
Concernant les médecins hospitaliers, un arrêté du 8 novembre 2013 (article 2), modifiant l’arrêté du 30 avril 2003, et une Instruction DGOS du 31 mars 2014 ont établi un repos quotidien pour les mono-appartenant (non universitaire). Le temps d’intervention sur place et le temps de trajet réalisés au cours d’une astreinte constituent du temps de travail effectif et sont pris en compte pour l’attribution du repos quotidien (si vous venez en vélo et que vous mettez une heure voire plus, c’est du temps de travail… mais du temps décompté pour le patient !). En cas de nécessité de service, le praticien peut être placé en astreinte (c’est-à-dire demandant une rémunération) durant son repos quotidien. Les hospitalo-universitaires, quant à eux, bénéficient d’un repos de sécurité d’une durée de 11h, constitué, pour les activités, hors celles organisées en temps médical continu, par une interruption de toute activité clinique en contact avec le patient, prise immédiatement après chaque garde de nuit.
Impact à tous les échelons
Quel impact de ces lois, ordonnances, circulaires, sur un service de chirurgie pédiatrique de l’AP-HP ?
Elles se répercutent à tous les échelons. Les étudiants hospitaliers prennent leur repos de sécurité, même s’ils ont dormi 8h dans la nuit. Seul compte la prochaine conférence d’ECN… ou je ne sais quoi d’autre. Démotivés, ils viennent de moins en moins en stage, et les praticiens puisent dans leur temps libres pour l’ enseignement, mais à quoi bon ! Et puisque qu’il n’y en a pas assez, il faut maintenant réformer l’internat. Songer que l’internat de chirurgie va être réduit à 4 ans avec une mise en situation de responsabilité plus précoce… mais en sont ils vraiment capables ?
En chirurgie, à raison d’une garde par semaine et d’un week-end par mois, cela fait environ 5-6 gardes mensuelles… avec autant de repos de sécurité, soit sur un stage de 6 mois, environ 5 semaines de repos de sécurité par semestre. Rajoutez y les 6 semaines de vacances par an… largement nécessaires, cela fait 16 semaines ou 3 mois ½ d’absence par an, soit l’équivalent d’un peu plus d’un an d’absence sur un internat de 4 ans… et donc une formation réduite à 3 ans (contre 5 ans actuellement). Et l’on veut mettre l’apprenant en situation de responsabilité plus tôt ?
Des dominos tombant un à un
Encore une fois, ne nous voilons pas la face, mais essayons de répondre à la question de qui va devoir être encore plus présent dans le service pour pallier le manque de connaissances de ces jeunes chefs de clinique si ce n’est les praticiens seniors… qui écopent déjà ! Mais comment le pourrait-on puisqu’il faut aussi qu’ils récupèrent leurs gardes. Pensons que dans un service de chirurgie moyen, avec 3 internes, 3 salles opératoires ouvertes chaque jour… si sur les 3, l’un prend sont repos, il n’en reste plus que 2… qui va aider le chirurgien de la 3ème salle ? Son collègue senior ? Oui, mais ce dernier ne pourra faire la visite dans les étages, ou sera même obligé d’annuler sa consultation pour se rendre disponible… c’est les dominos qui tombent un à un !
Une solution, la création de postes… à tous les échelons, interne, chef de clinique, chirurgien senior… Mais comment parler de création alors même que l’ AP-HP en est à tailler drastiquement dans son effectif hospitalier. Peut-être faut-il regarder du côté des praticiens temps partiel qui passent un temps pleins dans l’établissement privé d’à côté ? Ne faut-il pas cependant de l’organisation, un investissement personnel, une rigueur pour faire que ce service continue d’offrir le meilleur, en faisant avec ces nouvelles conditions ? Certainement si.
Parlons cru
Finalement, que demande-t-on à un service hospitalier ? De l’efficience ! Que cela signifie-t-il ? Parlons cru mais parlons bien : faire du chiffre en dépensant moins ! Comment dépenser moins… en pratiquant une médecine à bas coût mais qui génère des recettes de plus en plus importantes. Tout cela en demandant à ses praticiens d’être de plus en plus modernes et innovants. Combien de temps cela va durer ? Combien de temps la conjonction du « travailler le moins de temps possible », « être innovants et performants » « générer des recettes à moindre coût » va tenir sans que le système implose ? Il faut pour cela développer une activité d’hyper spécialisation : l’un ne s’occupe que des tumeurs, l’autre que des pathologies thoraciques, un autre que de l’urologie etc.… Comment arriver à cette hyperspécialisation ? Le travail sans doute, à « repos de sécurité » moindre, la recherche clinique et fondamentale… toute activité qui demande des fonds et du temps.
Comment faire par exemple s’il n’y a qu’une seule personne dans ce service, hyper spécialisée dans un domaine ? Est ce normal qu’en son absence, on revienne à des prises en charge telle que l’on les pratiquait 20 ans auparavant ? et tout simplement parce qu’il est le seul et qu’il n’y a pas d’argent pour créer un autre poste… Il faudra de plus compter sur ces capacités d’enseignement et sur celles de l’apprenant qui en plus de son activité clinique surchargée (moins de temps de travail impose forcément une « concentration » des taches en un temps réduit) doit assurer son avenir au sein d’un service de chirurgie, souvent celui qui ne l’a pas formé, qui lui demandera d’être efficient.
Touchés de plein fouet
On perçoit bien comment on se rapproche du mur que l’on va toucher de plein fouet : moins de temps de travail, plus d’activité et d’efficacité à coût réduit (et à effectif constant), surcharge de taches pour les praticiens… à moins d’être des « super-héros », à défaut d’être hyper spécialisé, ils iront droit dans le mur au détriment de leur santé, de leurs proches, de leurs collègues… et de leurs malades.
Qu’a trouvé l’AP-HP pour répondre à cela ? Plutôt que de payer des gens pour le travail qu’ils font, il vaut mieux leur donner des jours de repos ! Responsable de la commission des gardes et astreinte de l’hôpital dans lequel je travaille, une tâche de plus qui, je dois en convenir, ne me prend pas le temps qu’il faudrait, je reçois les sollicitations régulières de mes collègues me rapportant la façon dont ils assurent la continuité des soins au sein de leur service. Pour la plupart, cette continuité des soins est offerte de façon gracieuse : elles viennent certes le samedi matin ce qui est normal pour la plupart statutairement parlant, mais aussi le dimanche jusqu’à une heure avancée de la journée. Certaines listes d’astreinte « officieuses » ont fleuri au fur et à mesure des années, les praticiens se déplaçant la nuit au nez et à la barbe de l’administration qui ferme gentiment les yeux sur ces activités nocturnes, la plupart occultes… mais qui génèrent des bénéfices (exemple de la greffe rénale). Que répondre à ces collègues qui demandent tout simplement une reconnaissance de cette activité et de leur droit ? Évidemment qu’ils devraient être rétribués ! Comment l’administration s’en sort -elle ? En donnant des jours de récupération sur les astreintes déplacées… augmentant ainsi le déficit d’effectif des médecins par service. Je n’ai aucune solution à ça et chaque jour j’ai honte de cautionner cela sans pouvoir y faire quoi que ce soit.
Mesdames et messieurs qui êtes les décideurs, il faut rapidement trouver une solution…
1) Article R6153-2 du code de la santé publique (Modifié par décret n°2011-954 du 10 août 2011-art. 2)
2) Article R6153-2 du code de la santé publique ; arrêté du 10 septembre 2002, Article 2
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