Le Généraliste : Qu’est-ce qui distingue la situation du médecin généraliste d’aujourd’hui de celle qui était la sienne dans les années 1970-1980 ?
› Élisabeth Hubert Ce qui me frappe, c’est qu’on a finalement le même nombre de praticiens aujourd’hui qu’en 1980. Mais la perception que l’on a du besoin de médecins et du maillage territorial est très différente. à l’époque, ma génération cherchait où s’installer... Ce qu’on ne prend pas suffisamment en considération, c’est que les moyens de communication ne sont plus du tout ceux d’il y a 40 ans. La notion de proximité, il faut la rendre évolutive, en termes de moyens de communication au sens large. Autre évolution majeure : Internet et le fait de se retrouver aujourd’hui face à des patients qui viennent en ayant en tête le diagnostic, le traitement voire les examens à réaliser…
› Patrick Bouet Je rejoins Elisabeth Hubert sur le constat de proximité. Dans les années 1970, le médecin généraliste était finalement baron en son domaine. Il n’était pas en concurrence avec les moyens informatiques nouveaux. Il n’avait pas sur le dos le poids des contrôles et objectifs à remplir de façon précise. Aujourd’hui, il a des objectifs multiples à atteindre. Son domaine de compétence dépasse largement le purement médical pour être intégré à la santé publique, à des objectifs en matière économique et de coûts, avec un rôle central de coordonnateur et d’organisateur. Il y a eu deux-trois révolutions successives qui ont, petit à petit, permis à ce médecin de devenir spécialiste, mais en même temps ont contraint ce médecin dans un environnement administratif et économique tout à fait différent. Elles l’ont en même temps placé au cœur d’un système pas totalement identifié dans lequel le médecin a visiblement plus de difficultés à assumer tous ces rôles qui s’empilent.
Dans les années 1970, le généraliste était baron en son domaine. Il n'avait pas sur le dos le poids des contrôles et objectifs à remplir de façon précise.
› Élisabeth Hubert Je pense aussi que l’on était dans un système très libéral dans la mesure où économiquement la relation avec le patient était très directe. Il y avait une offre tellement importante au niveau médical que la relation que l’on entretenait avec son patient était d’autant plus forte. Mais, d’un autre côté, le médecin devait faire attention à la qualité de la relation car le patient pouvait dire : « Je vais voir ailleurs ». Le nombre de médecins le permettait. Le dialogue dans la génération qui nous a précédés était celui d’une relation de pouvoir, du type « Je suis le sachant, vous êtes l’objet ». Pour nous, généralistes dans les années 1980, c’était plus équilibré. Et, aujourd’hui, c’est encore complètement différent.
La médecine générale semble beaucoup plus reconnue qu’il y a quarante ans mais, en même temps, le ras-le-bol des praticiens n’a jamais paru aussi important. Comment expliquer ce paradoxe ?
› Patrick Bouet Dans les années 1990-2010, la médecine générale a voulu imposer sa compétence de spécialiste et son rôle pivot dans le système. Mais, dans le même temps, cette revendication a abouti au fait qu’un poids considérable pèse sur ce médecin, désormais acteur de santé dans son territoire. Il doit rendre des comptes face aux assureurs, il est sous le poids d’une chape de contrôles. Avec un rôle de médiateur social qui pèse sur son temps médical alors qu’il n’est pas toujours compétent ou n’a pas toujours le réseau pour régler cette problématique. Le tout dans un système qui, autour de lui, est très mouvant et où le temps qu’il peut consacrer à son patient dans son cabinet et à l’extérieur devient de plus en plus restreint. Bien qu’étant spécialiste, bien qu’identifié dans la loi comme médecin de premier recours, bien que la loi à venir affirme le « virage ambulatoire », ce médecin se retrouve face à la difficulté d’un empilement de temps : temps médical, temps administratif, temps social, temps de coordonnateur… Le système a évolué parallèlement à lui, mais pas forcément à la même vitesse.
› Élisabeth Hubert Le problème de la reconnaissance sociale ne me semble pas propre aux acteurs de santé. L’échelle des valeurs au niveau de notre société a tellement été bouleversée qu’on entend aussi les chefs d’entreprise, les curés, les élus, les profs, etc., dire qu’ils ne sont plus reconnus. Toutes ces batailles que l’on vient d’évoquer ont été très institutionnelles mais, en même temps, a perduré le fait qu’aux yeux des médecins, la médecine générale reste assise sur une relation très singulière. On peut préserver cela, mais il faut aussi accepter un mode d’organisation différent de ce que l’on a pu connaître. C’est curieux d’ailleurs de voir ces médecins, formés dans un modèle hyper-structuré qui est celui de l’hôpital, avec pour base un travail très participatif en équipe, et qui, quand ils ne restent pas à l’hôpital, prennent le moule du libéralisme dans son sens le plus individualiste. Cela aboutit aujourd’hui à un choc générationnel. Les plus jeunes veulent s’inscrire dans un schéma très organisé d’équipe, de coopération avec d’autres professionnels de santé. Ils ont un immense avantage par rapport à d’autres générations, avec une vision de l’exercice plus partenariale, moins hiérarchique et verticale. Qu’une infirmière, spécialiste des pansements, vienne leur expliquer un certain nombre de choses, ça ne les gêne pas. Alors que les médecins de notre génération seront plus dans la posture du « si je le veux bien ». Ce mal-être auquel on assiste est lié à la conjonction d’acquis positifs, mais qui, dans l’organisation, n’ont pas du tout été accompagnés et ne le sont pas encore dans le mode de la formation.
Un des problèmes actuels de la discipline demeure son manque d’attractivité. Comment le résoudre ?
› Élisabeth Hubert Il y a un tas de disciplines qui ne sont pas attractives, pas seulement la médecine générale. Je pense que ça ne tient pas au modèle d’un exercice médical hospitalier, en CHU, que l’on offre pendant la formation des étudiants. Je souhaiterais, que, dès la première année de stage, les élus disent : « Les étudiants qui vont venir faire leur stage, nous leur payons les transports, nous faisons en sorte qu’ils soient logés » et qu’on essaie de s’appuyer sur les nouveaux moyens de communication pour qu’ils puissent suivre les cours à distance. à partir de là, on peut imposer obligatoirement en troisième année, sur les trois stages, un en ambulatoire. Quand je faisais mon rapport (sur la médecine de proximité, NDLR), j’entendais : « Nous, on ne veut pas aller dans des endroits où il n’y a pas d’écoles, pas de services publics, etc. ». Mais ces endroits-là, on ne leur demande pas d’y aller, on leur demande juste d’accepter d’aller dans un chef-lieu de canton où il y a des services publics, des écoles et même des cinémas ! La jeune génération a une méconnaissance de l’exercice rural car elle est plus favorisée socialement que ne l’était la nôtre, formée sur des valeurs scientifiques et totalement urbaine. Il y a de moins en moins d’enfants venant des zones rurales qui font médecine. C’est très culturel. Il ne faudrait pas grand-chose pour changer la donne. Mais faire huit semaines de stage en 5e ou 6e année ou pendant la maquette de l’internat de médecine générale, c’est déjà trop tard…
La jeune génération a une méconnaissance de l'exercice rural car elle est plus favorisée socialement que ne l'était la nôtre
› Patrick Bouet C’est exactement ce que nous voulons dire quand nous disons qu’il faut que les études de médecine soient professionnalisantes. à vouloir absolument regarder l’attractivité à partir du moment où le médecin arrive sur le marché, on se trompe. C’est dès le début des études qu’il faut se demander quel est l’objectif : mettre des internes dans les CHU ? Ou mettre des médecins dans des territoires ? Tant que nous n’aurons pas répondu à cette question, on continuera les fausses solutions. Il faut immerger précocement les étudiants dans le monde de la santé, dans la vie professionnelle. Aujourd’hui il y a des disciplines en désespérance : la médecine du travail, la médecine scolaire, certaines spécialités, certains modes d’activité, tout simplement parce que les étudiants n’y sont jamais confrontés. C’est pour cela que nous disons qu’une loi de santé sans volet formation est une loi qui ne peut pas aboutir. Mais nous avons dix ans de latence, ce n’est pas un résultat qui peut aboutir en un an ; donc, si on ne prend pas la décision aujourd’hui on va continuer de courir après des résultats.
On évoque souvent un important différentiel de rémunération entre le généraliste français et ses voisins ? Pour vous, est-ce le problème numéro un ?
› Élisabeth Hubert Non, je ne le pense pas. Lors de ma mission, il y a cinq ans, j’avais constaté que ce n’était pas un élément discriminant. Se pose davantage, à mon sens, la question de la reconnaissance. Et, surtout, la crainte de se dire, que sur un temps 100, 30 seulement correspond en réalité à mon travail de médecin. La partie technique de la pratique apparaît aujourd’hui de plus en plus faisable de manière robotisée et le médecin est là pour porter un regard beaucoup plus large. Dans ce contexte, on voit bien que l’échelle des valeurs va devoir bouger. Ce partage de missions, de compétences, qui se dessine, c’est peut-être une chance pour la médecine générale de voir remis à l’honneur, plus qu’un rôle de coordination, un rôle de synthèse. Il y a forcément un peu de frilosité face à de tels changements.
Ce partage de missions qui se dessine c'est peut-être une chance pour la médecine générale
› Patrick Bouet On a le sentiment que les médecins sont aujourd’hui enfermés dans un mode de démonstration permanent de leur compétence mais dans lequel, pour vivre, il leur faut faire de l’activité. Le paradoxe aujourd’hui c’est qu’on continue d’enfermer le médecin dans la seule rémunération à l’acte, avec un peu de rémunération sur objectifs mais qui reste relativement parcellaire. Il y a dix ans, on avait dit : il faut penser à une nouvelle méthodologie de rémunération des professionnels, en incluant les missions de service public même dans le cadre libéral, les rémunérations sur objectif de santé publique et en gardant une part de rémunération à l’acte. Il faut qu’il y ait une reconnaissance des trois piliers de l’activité du médecin. Aujourd’hui, on a peu avancé sur cette réflexion. Nous sommes convaincus que, quelle que soit l’évolution des technologies, de l’environnement, le système expert de la décision médicale restera toujours un médecin car c’est le seul qui sera capable d’être en colloque direct et en interaction directe avec le patient. Donc, tout doit être fait pour qu’il ait un environnement économique stable dans lequel ses trois fonctions fondamentales soient bien reconnues et qu’il puisse consacrer le maximum de son activité au temps médical. Les médecins ont besoin que cette valeur ajoutée soit totalement reconnue.
Mais les règles du jeu libéral sont-elles encore adaptées aujourd’hui à la révolution des prises en charge ?
› Élisabeth Hubert A mes yeux sur cette question, l’aspect libéral a relativement peu d’importance. L’important, c’est d’identifier les missions, de qualifier ce qu’est une mission de service public et, ensuite, de mettre la juste rémunération en face. Pour moi, certains objectifs ne sont d’ailleurs pas des objectifs de santé publique mais de bon exercice de la médecine. C’est réducteur qu’on en soit à se dire : « Vous dépistez bien le diabète, donc on va vous donner de l’argent en plus ». Tout se passe comme si on avait le droit de ne pas être bon, à condition de ne pas réclamer sa prime ! En réalité, il faut un schéma d’organisation global décidé à partir des exigences de santé que l’on décide pour le pays. Je suis frappé de voir que l’on n’aborde le sujet qu’en disant : «Je vais obliger les jeunes à aller s’installer là ». à aucun moment, on ne se pose la question de ce que l’on veut faire, des missions et, avec elles, de leur juste rémunération.
› Patrick Bouet La question de l’avenir du monde libéral pose une autre question : quel avenir veut-on ? Comment voit-on le schéma général d’organisation des soins sur notre territoire ? Et l’on y répond toujours par une espèce de modélisation de structure peu flexible. On a modélisé sur l’hôpital et sur l’hôpital universitaire. On a modélisé sur les centres de santé, sur un modèle qui s’est effondré. On veut modéliser avec la Maison de santé pluridisciplinaire (MSP). On veut créer de la structuration peu flexible alors qu’aujourd’hui la seule plus-value du monde libéral, c’est sa flexibilité potentielle, sa capacité à s’interpénétrer avec des modèles existants. Dans un système qui veut répondre aux besoins des territoires, il y a, bien sûr, un avenir pour l’exercice libéral, il y a, bien sûr, un avenir pour les regroupements pluridisciplinaires et pluri-professionnels, il y a, bien sûr, un avenir pour la mixité des exercices. Nous sommes aussi convaincus qu’il faut que les médecins non hospitaliers réinvestissent l’hôpital et inversement que l’établissement doit être capable de s’externaliser vers les territoires. Si nous n’arrivons pas à créer cette mixité, on va continuer à raisonner par compartiments. C’est un peu ce qui se passe avec les Groupements hospitaliers de territoires (GHT) autour desquels on va structurer des maisons de santé, des centres de santé et des cabinets libéraux. Modélisation qui, dans quelques années, va entraîner des impossibilités d’activités communes. Le problème, c’est la modélisation intellectuelle et le modèle unique à tous les niveaux.
Et demain ? Comment imaginer l’exercice de la médecine générale dans les décennies à venir ?
› Élisabeth Hubert Le vrai problème aujourd’hui, c’est que plus personne ne se retrouve dans le mode de fonctionnement qui se profile. Avec cette manie qui existe d’empiler des dispositifs sans obligatoirement en retirer : les CLIC, les Paerpa, les MAIA… Il y a une absence d’organisation, de choix. Et s’il y a quelque chose que je trouvais bien dans cette loi de santé, c’est l’idée d’aller vers le territoire. Après, comme on veut faire plaisir à tout le monde, on se retrouve dans des strates qui ne sont pas forcément cohérentes... Cela contribue beaucoup à déstabiliser les médecins. Je crois qu’il y a une forte responsabilité politique sur un schéma organisationnel qui, demain, doit être clair.
› Patrick Bouet Aujourd’hui, l’excès de norme fait que le médecin perd ses repères de proximité. La multiplicité d’organisations dans le territoire est telle qu’il n’est même pas toujours capable d’orienter correctement son patient dans ce dédale. Et plus notre système s’éloigne de la capacité d’agir dans les territoires, plus il est créateur d’inégalités dans l’accès aux soins. Il faut vraiment aujourd’hui ne pas dire territoire pour territoire, mais dire territoire pour accès aux soins.
Aujourd'hui, l'excès de normes fait que le médecin perd ses repères de proximité
› Élisabeth Hubert Aujourd’hui, il faut exiger des professionnels de santé qu’ils s’inscrivent dans un système réseau, leur dire : « Vous ne pouvez plus être tout seul et ne pas partager avec d’autres. Vous ne pouvez plus être dans un système ou vous seriez le maître d’œuvre et où les autres se contenteraient d’appliquer. Vous devez être dans un système où vous devez pouvoir échanger l’information et que les autres soient capables d’y accéder. » Donner la possibilité aux professionnels de santé isolés d’avoir cet outil, c’est un devoir politique. Je trouve que l’on s’est beaucoup enferré, à la fois sur le DMP, mais aussi en ne voyant les choses qu’à travers le bâtiment. Je crois davantage dans la capacité de tous les acteurs à partager.
› Patrick Bouet Nous sommes convaincus que la réalité des pratiques de demain, c’est l’équipe de soins de territoire. On a tenté de le faire dans la loi HPST et la loi de santé a plutôt réussi sur ce point. C’est parce que des équipes de soins se constituent et sont adaptées à chaque patient, parce que demain on pourra créer cette unité dans laquelle le partage des données, le partage de l’information, la coopération intra-professionnelle, la coopération inter- professionnelle pourra se développer, qu’on a une chance de créer des outils adaptés au territoire. Il faut vraiment que le monde politique prenne conscience que ce n’est pas en empilant des murs, des structures qu’on va y répondre, mais en créant de la communication, de la coopération. C’est la valeur ajoutée que réclament aujourd’hui les médecins.
Et comment percevez-vous les aspirations de la jeune génération ?
› Patrick Bouet J’ai confiance dans les jeunes. S’ils ont franchi tous ces obstacles, c’est qu’ils ont une idée du métier qu’ils veulent faire. Ils ne sont pas coupables du fait qu’aujourd’hui nous sommes incapables de les y former. En revanche, il faut comprendre que la société dans laquelle ils vivent n’a plus les mêmes références que celle dans laquelle nous vivions. C’est vrai du jeune médecin comme du jeune ingénieur, du jeune enseignant, du jeune officier de police. Ils sont dans une société qui, aujourd’hui, pense qu’on peut rendre possible une vie équilibrée. C’est ce que nous leur avons fait croire. On ne peut pas aujourd’hui le leur reprocher...
› Élisabeth Hubert D’autant plus qu’aujourd’hui la demande est forte et que, donc, le rapport de force est différent. On a besoin d’eux. Comme l’offre est très large, à partir du moment où ils font un choix qui est celui d’aller exercer la médecine dans un cabinet libéral, c’est qu’ils sont bien motivés. En revanche, ils ont aussi davantage peur donc il faut essayer de les rassurer. Je pense qu’effectivement la professionnalisation de la formation qu’on évoquait tout à l’heure peut aider à ça. Leur immense atout c’est qu’ils sont davantage prêts au partage, à la coopération, à la curiosité. L’univers technologique dans lequel ils évoluent est pour eux naturels, donc tout cela, ce sont des chances. Je pense que la responsabilité de notre génération, c’est de continuer à leur donner envie. Cela veut dire aussi qu’il faut savoir donner une tonalité positive, il faut se garder de toujours montrer tous les défauts organisationnels de notre système sans arriver à remettre en avant ce qui est son immense force et chance : son humanité.
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