Le Dr Vincent Cernea est venu presque tous les soirs depuis le début des manifestations, il y a trois semaines, sur la place de la Victoire, où siège le gouvernement roumain.
« Ce qu’ils font est moralement inadmissible », se révolte ce médecin généraliste, dans un français presque sans accent. L'apparence proprette de ce praticien d’une fondation privée de la capitale, spécialisé dans les soins palliatifs, contraste avec la décontraction de son frère, qui abuse de son “vuvuzela”. Les deux battaient déjà le pavé ensemble en 1989 pour faire tomber le communisme. Si Vincent manifeste une nouvelle fois aujourd’hui, c’est par « cohérence ». Dans son établissement, lui et ses collègues résistent à leur manière contre le système, en refusant les « attentions » des patients. Si quelqu’un veut donner de l'argent en « récompense » ou pour obtenir des faveurs, les médecins remplissent une quittance et la somme revient à la fondation. « Il est hors de question d’accepter quoi que ce soit, les règles sont très strictes ! Mais nous sommes une goutte d’eau dans un océan. »
Maria est une autre de ces « gouttes ». Elle n’accepte jamais d’argent de la part des patients : « C’est dans les mentalités, à cause du communisme, mais moi, ça me semble tellement humiliant ! » La jeune chirurgienne plastique de 36 ans, nous reçoit entre deux patients pendant sa garde à l’hôpital public pour enfants Grigorie Alexandrescu, à deux pas de la place de la Victoire, où elle se rend dès que possible. Maria ne veut pas « juger » ses collègues, mais reconnaît que la pratique des pots-de-vin est en effet « très courante », surtout dans le système public : « J’ai la chance d’avoir un mari qui n’est pas médecin, sinon, on ne s’en sortirait pas avec mon salaire à 700 euros. » Dans certains établissements, des médecins vont même jusqu’à opérer à condition de recevoir au préalable une enveloppe…
Un pays malade de l'exode de ses praticiens
Mais Maria est plus encore révoltée par le népotisme qui gangrène des pans entiers de la société, notamment l’hôpital public. « Il y a une vraie mafia des postes de spécialistes, avec des directeurs et chefs de section tous cooptés par le système et qui distribuent les postes à leurs proches. » Résultat : des internes quittent en masse le pays. Il manquerait près de 13 000 médecins spécialistes dans le pays. Ce déficit se répercute sur les conditions de travail des praticiens qui restent, et in fine, sur les malades. Maria voit souvent « des patients qui viennent jusqu’ici car dans leurs hôpitaux – surtout ceux des campagnes roumaines – , ils n’ont pas de quoi faire des plâtres, pas de traitements anti-diabétique ou de vaccins anti-tetanos. » La Roumanie reste l’un des pays en Europe où la part du budget accordée à la santé est une des plus faibles (4,6 % du PIB, contre environ 10% en moyenne dans le monde), dont une partie s’évapore à cause de la corruption.
Sur la place, Luminita, épidémiologiste de formation, s’époumone : « Démission ! Démission ! ». L’élégante et souriante cinquantenaire semble n’avoir peur de rien. Ni de ce gouvernement, ni de ses collègues qui lui ont conseillé de « ne pas trop parler de sa présence sur la place ». Et pour cause, Luminita travaille maintenant à la direction sanitaire publique, une antenne locale du ministère de la Santé. Elle dénonce les attributions de marchés publics « déjà arrangées », qu’elle a vécues de l’intérieur. Un des derniers gros scandales en date en Roumanie : la dilution de désinfectants pour hôpitaux publics, jusqu’à dix fois, et ensuite surfacturés. « C’est complètement irresponsable », commente-t-elle. Arrivée en fin de carrière, Luminita se considère comme une « victime » de ce système. Elle dit n’avoir « jamais cédé » mais n’a en revanche « jamais vraiment pu exercer son métier » comme elle aurait voulu.
Pour Vincent et Luminita, pas question pour autant de partir à l’étranger. « C’est un peu facile…Si on est là, c’est qu’on se sent responsable pour l’avenir », soutient Vincent. Maria se sent tout aussi responsable, mais jusqu’à quand ? « Je préférerais partir que d’avoir à commencer à accepter des dessous-de-table. »
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