Noms affectueux, flatteries, sous-entendus sexuels, déni de compétence, déqualification, manque de respect… voire exhibitionnisme et agressions sexuelles. Les femmes médecins en voient de toutes les couleurs avec certains patients, si l’on en croit une thèse en médecine générale soutenue le 15 décembre dernier par la Dr Soubatra Tirougnanam.
La jeune médecin s'est intéressée au vécu de femmes généralistes face au sexisme des patients, un thème de recherche très peu exploré en France. L’attitude de certains patients aurait pourtant des répercussions personnelles et professionnelles non négligeables chez les praticiennes qui en font les frais, selon la Dr Tirougnanam. L’isolement dans le bureau de consultation serait un lieu propice au sexisme des patients, écrit-elle.
Manque de respect, familiarité
Comment ce sexisme se manifeste-t-il concrètement ? Entre octobre 2020 et juillet 2021, le Dr Tirougnanam a mené 15 entretiens individuels semi-dirigés auprès de femmes généralistes sélectionnées à partir d’un appel à témoignage (ce qui constitue un biais, reconnaît l’auteure).
Âgées entre 28 et 66 ans, remplaçante, libérale, salariée, mariée, célibataire, toutes sans exception reconnaissent avoir fait face au sexisme de leurs patients, à des degrés divers et parfois de manière insidieuse.
« Ce sont des remarques, des paroles, qu’on dit à une femme mais qu’on ne dirait pas à un homme », témoigne une généraliste. Certains se permettent une familiarité, un manque de respect qu’ils n’auraient pas avec la gent masculine : des gens qui tutoient leur médecin, qui l’appellent par leur prénom, qui emploient des petits noms affectueux (« ma fille », « ma grande ») ou tiennent des propos déplacés sur l’apparence physique (« mais qu’est-ce que vous êtes belle ma poupée ! »).
Plusieurs praticiennes relèvent que leurs patients ne s'adressent pas à elle en employant le titre de docteur, alors qu'ils le font avec leurs homologues masculins. « J’ai remarqué surtout que là depuis un an et demi où j’ai bossé avec mon collègue, on a le même âge, on est de la même promo d’internat et, lui, ils l’appellent “Docteur” et moi on m’appelle “Madame !” », témoigne une généraliste.
Déni de compétence
La remise en cause va jusqu'au déni de compétence. « […] Avant, vraiment, c’était une fois par semaine où on me demandait si j’avais eu mon diplôme, si j’étais un vrai médecin […] », confie une généraliste. « J’avais toujours l’impression que le médecin c’était l’homme, et la femme ne pouvait être que l’infirmière, elle ne pouvait pas être médecin », rapporte une autre.
Il arrive aussi que le patient demande un second avis à un médecin homme, après sa consultation, « comme si finalement on n’était pas capable de détenir le savoir ou comme quoi en gros ce qu’on pouvait lui dire n’avait aucune valeur à ses yeux », raconte une praticienne.
« Des médecins ont eu comme impression que les patients se permettaient certaines demandes auprès des femmes médecins », qu'ils n'auraient pas formulées auprès d'un homme, relève dans sa thèse le Dr Tirougnanam : « Ça peut être tout simplement que parfois, aux yeux de certains patients, une femme c’est plus gentille et donc ils peuvent être un peu plus demandeur, […] ça va pas dire non, c’est moins ferme […]. »
Regards pesants, agressions sexuelles
Sous-entendus, regards pesants, voire propositions de rendez-vous, les comportements déplacés ne sont pas rares. Les plus « audacieux » vont jusqu’à l’exhibitionnisme. « Quand j’étais plus jeune, médecin installé alors il arrivait régulièrement, que des mecs prennent rendez-vous euh pour se déshabiller, montrer leur euh leur sexe, bander », explique une femme médecin.
Parfois les gestes déplacés relèvent de l’agression sexuelle comme ce patient qui pose sa main sur la hanche de son médecin ou cet autre qui l’embrasse sur la bouche à la fin de la consultation.
Un impact sur la prise en charge des patients
Comment les femmes ressentent-elles ce sexisme « ordinaire » en consultation ? La plupart feignent de l'ignorer pour assurer la prise en charge du patient ou banalisent ces situations. Avec l'expérience, certaines se risquent à recadrer ceux ayant des comportements les plus inappropriés, parfois en interrompant la consultation.
Ces situations de sexisme laissent souvent des traces, parfois un sentiment de « dévalorisation », « une baisse de l'estime de soi », analyse le Dr Tirougnanam dans sa thèse. « La plupart des médecins se sont remis en question », et reconnaissent avoir « cogité les jours suivants l'évènement ». Ce mal-être persiste bien souvent longtemps après la consultation et se traduit parfois par « un sentiment de peur et d'insécurité », face à un risque d'agression sexuelle.
Pour prévenir ces situations, les médecins interrogées en viennent à modifier leurs pratiques ou leur attitude en consultation : ne pas être seule au cabinet, adapter sa tenue vestimentaire pour éviter les remarques, ne plus partager sa vie privée... Cela peut avoir des conséquences sur la prise en charge des patients.
Certaines femmes évitent systématiquement les examens de la sphère uro-génitale. D'autres reconnaissent en faire le minimum avec certains patients en raison de leur attitude déplacée, ou évitent les sujets sur la sexualité. Dans les cas extrêmes, la plupart des médecins interrogés vont jusqu'à mettre un terme au suivi des malades.
Un problème sociétal
Le Dr Tirougnanam les a interrogées sur les stratégies qu'elles adoptaient pour lutter contre ce sexisme « ordinaire » au cabinet. Les généralistes recommandent à leurs consœurs de « s'affirmer » face aux patients, de « rester professionnelle » et de « garder [leur] autorité médicale ». Le fait d'être conscient du comportement déplacé de certains patients et de s'y préparer permet également de mieux réagir. Elles sont nombreuses à regretter l'absence de prise en compte de ces notions au cours de la formation médicale.
Mais la solution passe également par une prise de conscience collective du sexisme en tant que sujet « sociétal », admettent la plupart des médecins. À commencer par le milieu médical loin d'être exempt de tout reproche sur ce plan, déplorent de nombreuses femmes médecins. En 2017, l'Isni avait lancé une vaste enquête sur le sexisme au cours des études médicales. Près de 70 % des étudiants avaient alors reconnu avoir été victimes de sexismes au cours de leur formation.
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