Quand le décès des patients pèse sur le moral des cardiologues

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Publié le 19/05/2023
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Ils se sentent très seuls face aux décès, très peu épaulés par l’institution. Ils ont recours à des médicaments, de l’alcool et des toxiques pour faire face au choc du départ de leurs patients. Et pourtant les cardiologues ont encore du mal à parler de ces évènements qui jalonnent la vie des praticiens.
Les décès de jeunes patients, ou ceux survenus pendant une intervention sont les plus marquants

Les décès de jeunes patients, ou ceux survenus pendant une intervention sont les plus marquants
Crédit photo : BURGER / PHANIE

De la rencontre en 2019 du Pr Erwan Flecher, chirurgien cardiaque à Rennes, du Pr Thibault Damy, cardiologue à Créteil, et de confrères cardiologues québécois à l’occasion d’un congrès sur l’insuffisance cardiaque, a émergé une question encore peu abordée en soins : l’impact de la fin de vie et de la mort des patients sur les soignants (dans le domaine de la cardiologie) [1]. Ces deux évènements sont vécus – que le décès soit attendu ou non – avec un sentiment de culpabilité qui renvoie souvent au contexte institutionnel délicat dans lequel vivent les soignants. L’histoire a donc débuté par des témoignages d’anesthésistes réanimateurs cardiaques, de cardiologues et de chirurgiens cardiaques. Devant la force des verbatims de médecins, les deux cardiologues français ont décidé d’en regrouper certains particulièrement marquants au sein d’une chaîne YouTube (1). On y entend par exemple : « ce qui m’a manqué dans ma formation, c’est comment réagir au décès d’un patient qui nous est cher et auprès de sa famille notamment. Écrire une lettre, se rendre à la cérémonie… Quelle est la norme ? », « On n'est jamais habitué à la mort, même si on y est régulièrement confronté », « Face à la mort, j’ai adopté une position de neutralité, j’ai occulté, j’ai masqué toutes mes émotions et mes sentiments », « Pour mon premier certificat de décès, j’étais seul avec un patient que je ne connaissais pas ».

Une étude multicentrique

En même temps que ce travail de recueil individuel de témoignages, une étude multicentrique et multidisciplinaire a été mise en place entre juillet et octobre 2021. Son objectif : déterminer la prévalence et les facteurs de risque d’anxiété, de dépression, de stress post-traumatique et de burn-out dans une population de médecins « du cœur ». 747 questionnaires ont été analysés : 75 % d’entre eux émanaient de cardiologues, 12 % de chirurgiens cardiaques, 8 % d’anesthésistes réanimateurs et 5 % de cardio-pédiatres. Ils étaient âgés en moyenne de 44,5 ans, il s’agissait de femmes dans 43,3 % des cas et la grande majorité (85 %) travaille en centre hospitalier public ou privé (43 % en CHU). Il s’agissait de praticiens aux horaires extensifs (55 heures en moyenne), qui effectuaient deux gardes de nuit par mois. Ils rapportaient avoir des relations de bonne qualité avec les patients et les familles (8 sur une échelle de 0 à 10). Les répondants étaient confrontés à une dizaine de décès de patients annuellement ; ils considéraient la quasi-totalité de ces décès comme inattendus.

La question de l’impact des décès sur le quotidien des répondants a été analysée : globalement sur une échelle de 0 à 10, chaque décès était coté 6,2 +/- 2 sur les sentiments. Fait marquant : 89 % des praticiens avaient recours à une substance (alcool ou cannabis) et 35 % à des psychotropes dans les suites du décès d’un patient. Ce sont les décès de jeunes patients, ou ceux qui sont survenus pendant une intervention qui étaient les plus marquants. À l’inverse un décès suite à une insuffisance cardiaque en fin de parcours était considéré comme plus acceptable. Un tiers des médecins interrogés considéraient que la survenue de décès pouvait engendrer des signes d’anxiété ou de dépression et 45 % qu’il pouvait contribuer au burn-out.

Une nécessité de libérer la parole

Pour les Prs Flecher et Damy, « le décès d’un seul patient peut traumatiser un soignant. Il faut libérer la parole à ce sujet. Si on veut que les soignants restent à l’hôpital, il faut leur donner du temps pour se retrouver après le décès d’un patient, pour pouvoir affronter cette épreuve en équipe. Tout le service est touché par la mort d’un patient ». L’analyse des questionnaires montre que si la famille et les collègues sont relativement aidants après un décès - dans la mesure de leurs possibilités - l’institution n’est quasiment jamais présente. La troisième partie de l’enquête qui avait pour but d’évaluer cette question après de paramédicaux (entre janvier et avril 2022) a montré que « les conséquences psychosociales sont sous-estimées tant sur le soignant que sur le fonctionnement des équipes, des services et de l’hôpital (ou du cabinet), ainsi que sur la qualité de la prise en charge des malades ».

(1) Le tabou de l’impact de la fin de vie et de la mort sur les soignants. Soins 2023 Apr;68(874):18-24. doi: 10.1016/j.soin.2023.03.004.
(2) https://www.youtube.com/channel/UCX20AK8B3QsGGAlNncPnrAA?app=desktop&cb…


Dr Isabelle Catala

Source : Le Quotidien du médecin