C’est un seul et même décret, signé le 7 octobre 1940 de MM. Marcel Peyrouton, ministre-secrétaire d’État à l’Intérieur et Raphaël Alibert son homologue à la Justice, et publié au « J. O. » du 26 octobre consécutif, qui avait donc simultanément prononcé, en son article 2, la création d’un Ordre des médecins et, en son article 17 la dissolution « des syndicats médicaux existants » plaçant leurs biens sous séquestre provisoire avant dévolution au Conseil de l’Ordre.
La nouvelle de la création du Conseil supérieur de l’Ordre (CSO) fut accueillie dans l’indifférence générale par les médecins appelés, par l’article 1er du texte, à se faire « habiliter » par la nouvelle instance pour exercer leur métier. Il faut dire que ce CSO constituait une déjà vieille affaire ; elle avait même failli émerger dès 1935 dans le consensus général après un débat vieux de… 90 ans ! C’est en effet en 1845 que l’hypothèse en avait été émise une première fois à l’occasion d’un Congrès réuni à Paris par un médecin, proche de Napoléon III et qui en avait déjà obtenu la création d’une Mutuelle à l’enseigne de l’AGMF (Association Générale des Médecins de France), laquelle se survit toujours.
Lutte contre le charlatanisme et police domestique
La revendication des médecins était d’essence purement corporatiste, mêlant les nécessités de la lutte contre le charlatanisme aux devoirs de police domestique, ne pouvant échoir à la justice « ordinaire ». C’est là une requête qui a traversé, rigoureusement intacte, les décennies et les frontières, et on la retrouvait rigoureusement dans les mêmes termes dans les rangs de « Solidarité Médicale » en Pologne peu de temps avant la chute du mur de Berlin !
En France, le débat avait été alimenté avant la seconde guerre mondiale à la fois par la profession organisée – entendez par là la CSMF (Confédération des syndicats médicaux français) ayant vu le jour en 1928 et l’AGMF qui lui contestait parfois la représentativité sur le terrain politique – et était animé par deux tendances de la profession : les « corporatistes », emmenés par un jeune activiste du nom de Paul Guérin qui avait consacré au sujet une thèse largement diffusée et les « pragmatiques », qui depuis 1930 et les débuts, plutôt convaincants, des assurances sociales appelaient de leurs vœux un organisme censé « organiser la police » dans la profession.
Le premier convaincu en avait été le ministre du Travail, Louis Loucheur, qui s’en était ouvert à son interlocuteur-médecin, le Dr Paul Cibrie, Secrétaire général de la CSMF. Les deux hommes avaient assez rapidement convenu que la nécessaire autodiscipline médicale s’accommoderait assez mal du « Conseil de famille » que la Confédération avait mis en place pour traiter des « petits » contentieux professionnels.
Non que son objectivité ait été jamais mise en cause mais son autorité ne s’exerçait guère que sur ceux… qui en acceptaient la légitimité, c’est-à-dire les seuls effectifs cotisants de la profession. Il y avait là un incontestable « trou dans la raquette » et la seule hypothèque grevant la perspective d’un ordre à même d’exercer une police respectée résidait en fait dans la présence d’un magistrat professionnel au sein du tribunal corporatiste.
Cette présence était inspirée de l’expérience acquise par les avocats, dotés d’un Conseil de l’Ordre par Napoléon Ier. Mais autant cette garantie se concevait dans une profession du droit, autant elle heurtait la susceptibilité des corporatistes médicaux « pur jus », peu enclins à ouvrir le secret de leurs délibérations aux représentants de la justice. Ne serait-ce que pour en obtenir toutes les garanties d’objectivité !
L'exclusion des médecins non-nés de père français
L’affaire n’avait pu être tranchée dans la décennie 1930 et trouvait donc son épilogue provisoire dans un article 6 ainsi rédigé en 1940 : « Le bâtonnier de l’ordre des avocats exercera auprès du Conseil départemental les fonctions de conseiller juridique ».
Mais c’est évidemment moins dans cette mission d’autodiscipline qu’était attendue la nouvelle institution que dans son rôle de police et de « tenue du tableau ». Comprenez « d’exclusion de la pratique » des « non-nés de père français » visés par la loi du 16 août 1940 et surtout des « métèques » - comprenez « juifs » - qu’allaient viser les législations antisémites successives des années 1941 et 1942. Survenant dans un contexte de xénophobie exacerbée, et pas seulement dans les rangs médicaux, cette entreprise fut globalement couronnée de succès, certes inégalement selon les départements, mais suffisamment pour justifier le procès instruit par les procureurs de l’institution… jusqu’à l’aveu en repentance du président de l’institution, le Pr Bernard Glorion, en plein procès Papon en 1997.
La démarche n’est sans doute pas achevée ; elle ne le sera vraiment que lorsque seront largement ouvertes aux historiens les archives de chaque Conseil départemental, ayant théoriquement, rejoint l’abri définitif des Archives départementales mais dans un ordre tellement dispersé qu’on a du mal à y croire tout à fait. C’est assurément dommage, pour l’institution elle-même qui n’a pas tout à perdre dans cette démarche de transparence. Car on aurait tort de faire du Conseil supérieur à Paris, ou des Conseils départementaux dans chaque chef-lieu, autant de suppôts de l’archaïsme conservateur et de l’antisémitisme viscéral.
Il s’y est assurément trouvé des complices hyperactifs de la politique d’exclusion des médecins juifs comme il s’est trouvé des conseillers plus laxistes, mais on aurait tort de généraliser une posture, manichéenne, d’hostilité aux praticiens juifs, majoritairement originaires de Roumanie. La structure pivot des arrestations et des déportations se trouvait être le Commissariat général aux questions juives et ses séides, destinataire de toutes les dénonciations… pas forcément anonymes. Le Mémorial de la Shoah en conserve pieusement quelques exemplaires.
Le Pr Leriche, chirurgien vasculaire et médaillé de Verdun
Le paradoxe veut que le Conseil supérieur de l’Ordre ait lui-même été stigmatisé pour une composition dont la structure idéologique échappe toujours, quatre-vingts ans après sa promulgation, à toute logique politique. La présidence de René Leriche pose une première question car il avait de sérieux challengers, bien plus expérimentés dans le registre corporatiste et on citera simplement le nom de Victor Balthazard, président fondateur de la Confédération en 1928, président d’une association des « médecins du front », professeur de médecine légale, doyen de la faculté de Paris, hôte habituel des banquets de l’Action Française et… contempteur de l’impuissance de l’Ordre, depuis la tribune de l’Académie de médecine dont il avait conquis de haute lutte la vice-présidence, et de son incapacité à élaborer un Code de déontologie.
Le Pr Leriche avait pour lui sa notoriété de chirurgien vasculaire, son expérience militaire - il avait été médaillé sur le front de Verdun par Pétain en personne et avait amputé le Maréchal Foch – et une proximité avérée avec son homologue allemand, le Pr Ferdinand Sauerbruch, dont l’attitude face au nazisme fait encore débat dans la communauté historienne allemande.
Leriche avait initialement décliné le poste de ministre offert par Pétain en personne et n’avait cédé à Serge Huard, celui qui avait finalement hérité du maroquin, pour le pilotage ordinal que parce qu’il connaissait l’organisation médicale allemande, et son besoin viscéral de verticalité avec un « gauleiter » pour servir d’interlocuteur unique à la puissance politique. Il n’avait consenti que pour une année, le temps de donner à l’institution un successeur élu que lui promettait la loi d’octobre 1940 ; le mandat dura finalement plus du double et le président nommé avait manifestement hâte de « passer le relai » lorsque l’heure en sonna début 1943.
Un casting surprenant
La constitution du Conseil appelé à assister le Pr Leriche continue de surprendre les observateurs car aucun des lauréats ne pouvait exciper de qualité particulière pour la chose publique, à deux exceptions près, les Drs Armand Vincent et Marc Nédélec, figures parfaitement iconoclastes dans ce cénacle réactionnaire.
Pionnier de la « médecine sociale », le premier exerçait à Sucy-en-Brie (Val-de-Marne). Il s’était fait connaître en 1935 par la publication d’une série éditoriale sur « La médecine dans le monde de l’argent » publiée dans la revue Esprit à la demande d’Emmanuel Mounier dont il était politiquement proche. À l’en croire, la pléthore médicale dont se plaignait la vox medica ne correspondait à rien d’autre qu’à « l’appât du gain, la course aux grosses clientèles ».
Marc Nédélec, le second, était peu ou prou sur la même ligne et, chirurgien à l’hôpital d’Angers, militait pour la socialisation de la médecine libérale à qui il proposait une réorganisation sur la base d’une « masse commune d’honoraires ». Après-guerre, il devint auprès de ses étudiants nantais un prosélyte de la médecine de groupe, inspirant notamment le jeune Jacques Beaupère qui en devint un pionnier.
Ces deux profils politiquement incorrects ne tardèrent pas à se faire remarquer pour leur manque de zèle à procéder à « l’épuration » des médecins juifs exigées par les professionnels de l’antisémitisme s’exprimant ouvertement dans la presse collaborationniste : Fernand Querrioux dans Le Cri du Peuple ou Paul Guérin dans Je suis Partout.
Ancien syndicalisme et le nouvel Ordre vichyste
Leurs appels au meurtre professionnel ne trouvaient à vrai dire qu’une seule oreille au sein du CSO, celle du Dr Robert Hollier, médecin d’Épinay-sur-Orge, ancien Secrétaire du syndicat de Seine et Oise et qui avait fait des offres de service dès le 9 juillet 1940 auprès du maréchal Pétain en personne pour contribuer à « l'élimination des innombrables étrangers inassimilables qui, depuis quelques années, ont envahi la France et plus particulièrement le département de Seine-et-Oise et sont la raison dominante de l'abaissement de la moralité médicale ».
La porosité entre l’ancien syndicalisme et le nouvel Ordre vichyste trouvait souvent à s’exprimer localement et un historien du département du Loir et Cher a ainsi eu l’occasion d’en explorer les archives. Lesquelles témoignent d’une parfaite continuité puisque le cahier d’écolier qui hébergeait les comptes rendus syndicaux accueillit ceux du conseil départemental de l’Ordre dans les pages suivantes. Mieux encore : avant de se séparer, le bureau syndical avait pris soin d’établir, à l’intention du Préfet, ultime arbitre des élégances, une liste des praticiens aux convictions compatibles avec les exigences idéologiques du nouvel « État français ».
Cette forme de « changement dans la continuité » eut pourtant son revers. Par son article 16, le décret de création de l’Ordre lui imputait aussi la défense des intérêts matériels de la profession et la pérennité de ses œuvres sociales … Toutes missions passées au fil du temps par pertes et profits, y compris un projet de retraite professionnelle qui avait pourtant servi ses premières rentes avant la déclaration de guerre. Il ne restait, au final, pas grand-chose à créditer au bilan de l’institution à la Libération sinon une adhésion coupable à l’idéologie dominante du moment.
Même la gestion du KVD -régime d’assurance maladie allemand spécialement « réservé » aux obligés de l’occupant- ne put jamais atteindre son rythme de croisière ; ce qui ne contribua pas peu à rendre les médecins français définitivement réfractaires au système hérité de Bismarck !
Appel à témoignages
Des histoires comme celle qu’il évoque aujourd’hui pour « Le Quotidien », Jean-Pol Durand en a des collections à raconter. Voilà dix ans que cet ancien rédacteur en chef du « Quotidien du Médecin » mène une recherche méthodique sur les médecins acteurs, parfois martyrs, de la Seconde Guerre mondiale. Son projet est de leur rendre hommage, en dressant un mémorial à ces confrères connus et inconnus.
Vous avez connaissance d'un médecin qui mériterait de figurer dans ce mémorial ? Vous pouvez contacter Jean-Pol Durand à l'adresse redaction@quotimed.com.
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