Les conflits font rage, en Ukraine, au Proche-Orient et sur bien d’autres fronts. Les enfants livrés à la folie guerrière des hommes, lorsqu’ils échappent aux bombes et aux canons, requièrent une prise en charge psychique pour revenir pleinement sur la berge des vivants. « Le Quotidien » donne la parole à plusieurs spécialistes qui s’emploient, en France, à « réanimer » ces si jeunes patients.
« Lorsque nous avons reçu Massoud, jeune Afghan de 12 ans, au sein de notre consultation spécialisée, il était amaigri, mutique et déprimé, raconte la Pr Marie-Rose Moro, qui dirige la Maison de Solenn, à Port-Royal (Paris). Chaque nuit, il faisait des cauchemars, il rêvait de son cousin et pleurait beaucoup. Ce cousin, avec lequel il avait fait la traversée pour fuir une zone qui avait connu la guerre, a disparu en route. En Allemagne, poursuivis par la police, ils se sont séparés et il ne l’a jamais retrouvé. Ne sachant pas s’il était mort ou vivant, il souffrait et culpabilisait énormément. Peu à peu, nous avons réussi à établir le contact. Par hasard, je connaissais sa région, dans laquelle j’avais travaillé dans le passé. Je lui ai montré des photos de son village. Il s’est animé. On a réussi à lui faire accepter d’appeler sa mère, il n’avait plus honte. »
Ainsi suivi par les équipes de la maison de Solenn et en lien régulier avec sa famille, « il s’est métamorphosé en à peine six mois. C’est aujourd’hui un enfant qui va bien, que nous continuons à suivre à distance, qui a pu intégrer une formation. Il dessine prodigieusement bien. Et Massoud n’est pas son vrai nom. C’est lui qui l’a choisi, en me disant que nous l’adorions », s’amuse la pédopsychiatre.
Des mineurs polytraumatisés
Ces enfants « confrontés à des traumatismes que nous ne supporterions pas bien souvent nous-mêmes en tant qu’adultes » ne sont pas tous aussi résilients. Un autre jeune, trouvé errant dans la rue et accompagné par un patient au centre spécialisé, « était totalement dissocié ». La psychiatre ne « pense pas qu’il soit psychotique ». Elle espère qu’il ne s’agisse « que » d’une « décompensation », phénomène courant, et qu’une prise en charge du trauma complexe lui permettra de « fonctionner mieux » à l’avenir.
Deux ou trois séances peuvent suffire à « réanimer » ces enfants, mais parfois, il faut des années
Lors de la consultation dédiée aux mineurs non accompagnés, multidisciplinaire, l’équipe de la Maison de Solenn mène une évaluation approfondie. « Ensuite, plusieurs consultations sont possibles. On leur propose des thérapies ciblées en fonction de leur état, explique la Pr Moro. Beaucoup sont très déprimés, suicidaires, une fois arrivés ici. On implique les familles lorsque c’est possible, ou au moins de membres des communautés d’origine. » Si deux ou trois séances peuvent suffire à « réanimer » ces enfants, parfois, il faut des années. Les cas les plus graves sont hospitalisés, jusqu’à plusieurs semaines, au sein d’hôpitaux, souvent à Sainte-Anne, à Paris.
L’anthropologie au service du soin
« Notre spécialité et l’axe principal de notre approche sont la prise en charge du trauma, avec une dimension collective. Nous pouvons recevoir certains enfants à plusieurs thérapeutes, témoigne la Pr Marie-Rose Moro. On essaie d'apaiser ce trauma, de le transformer. » La pédopsychiatre, qui inscrit ses travaux et ses pratiques dans les pas de Georges Devereux et Tobie Nathan, est l’une des pionnières françaises des consultations transculturelles.
« On reconstitue leur histoire, leur parcours, leurs envies, leurs rêves et leurs besoins d'enfants. Ce dispositif permet de contextualiser la psychiatrie, explique-t-elle. On utilise de manière complémentaire une méthode clinique et une méthode anthropologique dans laquelle la langue, les représentations, les manières de penser la maladie et le soin du patient et de ses proches ont toute leur place. »
En un mot, « nous ne pathologisons pas ce qui est anthropologique – par exemple parler aux djinns ou à son cousin – car, dans certaines cultures, ces conversations avec l’invisible sont courantes. Ce n’est pas forcément du délire, au sens des troubles psychotiques. Cela nous évite les erreurs de diagnostic, qui sont si fréquentes. »
Enfants de Palestine et d’Israël
Le conflit israélo-palestinien touche durement les enfants des deux côtés. Après les attaques du 7 octobre 2023 par le Hamas, des équipes spécialisées françaises ont rencontré très vite des enfants concernés voire rapatriés. Si des enfants palestiniens ont été évacués pour des soins médicaux par des équipes françaises, les experts sollicités n’ont pas connaissance de réfugiés pris en charge en France pour des soins psychiques. Pour autant, le million d’enfants vivant dans la bande de Gaza est soumis à un « traumatisme massif » de la guerre selon l’ONU (lire p. 12).
Fin 2023, le psychologue Éric Ghozlan, directeur général de l’Œuvre de secours aux enfants (OSE), était avec ses brigades mobiles de l’unité Psychotraumatismes et Résilience – en renfort de la Croix-Rouge, des cellules d’urgence médico-psychologiques (Cump) du 93 et du 94 et de Paris Aide aux victimes – sur le tarmac des aéroports parisiens qui ont vu arriver les premiers rapatriements de proches de victimes du 7 octobre ou de ressortissants français. « Après les attaques, de nombreuses familles qui étaient allées en Israël pour la fête des cabanes se sont retrouvées bloquées sur place, avec des tirs de roquette réguliers et des alertes, explique le psychanalyste. Près de 3 500 personnes ont été accueillies, très choquées, certaines avec des signes de stress post-traumatique. Parmi elles, plus de 60 enfants ont été pris en charge et orientés. Et lors des commémorations organisées par le président de la République, nous avons suivi plusieurs jours des proches de victimes du 7 octobre. »
« Après les entretiens de “déchoquage”, on les a orientés vers le système de soins, poursuit-il. En fonction de l’âge, l’environnement immédiat de l'enfant est essentiel. Plus l’enfant est jeune, plus on s’intéresse à sa relation avec ses parents, en particulier sa mère. » Les psychiatres Miri Keren et Sam Tyano ont rappelé dans leur livre (1) l’importance d’une prise en charge immédiate des enfants d’âge préverbal. « On propose aux plus grands de dessiner, de jouer, et on observe ce qu’ils expriment dans leurs jeux et leurs dessins », explique le psychanalyste. Dans le psychotrauma, les symptômes peuvent se déclencher de façon différée, jusqu'à plusieurs années après la survenue de l'événement traumatique. « Mais ce qui est formidable avec les enfants, c’est leur grande plasticité psychologique, souligne Éric Ghozlan. On peut modifier le scénario traumatique par le jeu, le dessin, la parole, beaucoup plus facilement et rapidement chez l’enfant que chez l’adulte. Cela dépend beaucoup de son environnement. Et de la confiance qu’il est de nouveau capable de placer en l’adulte. »
Coopérations de recherche et de soin
Autre conflit, autres situations. Depuis le début de la guerre en Ukraine, des enfants réfugiés sont pris en charge en France. « On a suivi près de 30 petits, qui vont bien aujourd’hui », rapporte la Pr Florence Askenazy, directrice du centre expert pédiatrique du psychotraumatisme (CE2P) de Nice. Pour aller plus loin, son équipe lance un projet de recherche et de soin, conjointement avec des équipes ukrainiennes du centre Superhumans, à Kiev. Les premiers résultats sont attendus en mars 2026, avant le congrès qui sera organisé en juin la même année à Nice.
« On a la chance d’avoir une pédopsychiatre ukrainienne au sein du service, explique-t-elle. Le but de ce programme pilote sera de suivre des enfants en France et en Ukraine selon le protocole éprouvé avec les enfants français victimes d’attentat (2). Au programme, des prises en charge brèves axées sur la résolution du trauma et des symptômes les plus invalidants – phobies, peur panique de voir débarquer des soldats russes dans l’école française ou d’être bombardé par exemple – avec thérapies cognitivo-comportementales, EMDR et art-thérapie. Les familles et l’école sont centrales dans notre approche. »
Écoute psy Ukraine, une première réponse pour les réfugiés et déplacés
Depuis son ouverture en février 2023, la plateforme de la Fondation FondaMental, Écoute psy Ukraine, a comptabilisé quelque 40 000 utilisateurs, alors que la population ukrainienne peut être réticente à consulter des psys. Que ce soit à travers le chatbox ou sur le site, en français ou en ukrainien, les déplacés ont ainsi pu s’évaluer ou évaluer leurs enfants : trouver de l’information, mettre des mots sur leur vécu, être guidés pour des exercices simples de relaxation. « Les réfugiés ou victimes de guerre peuvent développer des symptômes (troubles du sommeil, de l’humeur, anxiété, sidération, dépersonnalisation, déréalisation, etc.), même des années après le trauma. Les évaluer et savoir que ce sont des réponses normales favorisent l’empowerment », commente la Pr Coraline Hingray du Centre psychothérapique de Nancy (CHRU de Nancy). FondaMental a par ailleurs lancé une autre plateforme, Peace of minds, à la suite du 7 octobre 2023, pour les personnes touchées par les conflits du Proche-Orient.
(1) « Cela ne passera pas avec le temps ? La santé mentale pendant les trois premières années de vie », par Miri Keren, Doreet Hopp et Sam Tyano, éditions In Press, avril 2016.
(2) F. Askenazy et al., Jama Network Open, 2023; 6(2):e2255472
Pour en savoir plus : 21e congrès international de la Société européenne de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent (Escap), organisé avec la Société française de psychiatrie de l'enfant et de l’adolescent et disciplines associées (SFPEADA), du 29 juin au 1er juillet 2025 à Strasbourg (Palais des congrès)