Absente du discours de politique générale du Premier ministre la semaine dernière, l’aide médicale d’État (AME) revient dans le débat, poussée – une nouvelle fois – par le ministre de l’Intérieur. Invité sur BFM-TV, le 19 janvier, Bruno Retailleau (LR) a affiché sa fermeté sur l’AME, n’hésitant pas à engager l’exécutif : « On y touchera », a-t-il clamé.
Toutefois, l’ancien patron des sénateurs de droite a curieusement affirmé que c’était « un sujet du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) ». Or, l’AME dépend normalement du projet de loi finances (PLF) et de son article 42, définissant le budget général… Une erreur d’inattention, sans doute.
Bruno Retailleau a également, dans cette séquence, cité le rapport corédigé par Claude Evin, ex-député socialiste et ministre de la Santé (1988-1991) et Patrick Stefanini, ancien préfet et secrétaire général du ministère de l’Immigration (2008-2009), remis en décembre 2023 au gouvernement Borne. « Je demande à ce qu’on reprenne les conclusions du rapport, qui avait montré que l’AME était un encouragement à la clandestinité », a-t-il avancé sur le plateau de BFMTV. Or, ce n’est pas exactement ce que dit le rapport, ni l’un de ses auteurs, qu’a joint ce lundi Le Quotidien.
Face aux raccourcis, l’art de la nuance
En effet, Claude Evin, qui n’était pas au courant des propos de Bruno Retailleau, corrige dans nos colonnes. « Ce n’est pas ce que nous avons écrit ! Nous disons que les étrangers ne viennent pas en France exclusivement pour se faire soigner et bénéficier de l’AME. C’est un ensemble d’éléments… Il n’est pas vrai, non plus, de dire que l’AME est le seul élément du maintien de la clandestinité ». En outre, une enquête de l’Irdes, datant de 2019, montre que la migration pour raisons de santé est seulement de 9,5 % et que le taux de recours à l’AME (pour ceux qui y ont droit) n’est que de 49 %.
La phrase exacte, issue du rapport, que le ministre de l’Intérieur a sans doute utilisée est la tête de chapitre I.3.1 : « L’AME n’apparaît pas comme un facteur d’attractivité pour les candidats à l’immigration, mais elle contribue au maintien en situation de clandestinité d’étrangers dont elle est parfois le seul droit. »
Ce chapitre explique encore qu’avec la carte de l’AME, les bénéficiaires ont une remise de 50 % de leur coût pour les transports collectifs ou des accès à des prestations associatives, comme les banques alimentaires. Mais, écrivent les rapporteurs, « dans ces cas de figure, c’est le niveau de précarité des bénéficiaires de l’AME qui est pris en compte, sans aucun lien avec les droits ouverts à la prise en charge de soins, et la présentation de leur carte permet d’éviter aux services d’instruire les conditions de ressources ».
De même, leurs préconisations de l’époque, considérées comme des « adaptations », ne portaient pas sur la réduction du panier de soins, mais notamment sur le renforcement des contrôles des conditions d’accès. « Revenons à la question essentielle : comment soigne-t-on, en premier recours, les personnes en situation irrégulière, pour que leur santé ne s’aggrave pas et, qu’in fine, elles ne coûtent plus cher à la collectivité si ces coûts sont portés par l’hôpital public ? », recadre Claude Evin.
L’ancien ministre de la Santé et désormais député (Place publique), Aurélien Rousseau, a critiqué sur X (ex-Twitter) les propos du ministre, affirmant que Bruno Retailleau « invente des conclusions au rapport » qui lui avait été remis. Dans la même veine, Agnès Firmin Le Bodo, éphémère locataire de Ségur, siégeant au Palais Bourbon sous l’étiquette Horizons, a elle aussi réagi sur le réseau social : « Faire dire à un rapport […] ce qu’il ne dit pas participe à l’instauration des fake news qu’il faut combattre ».
La France, plus généreuse que l’Allemagne, vraiment ?
Le ministre de l’Intérieur y est ensuite allé de sa comparaison européenne, pour étayer son propos. « Je veux que, sur tous nos systèmes sociaux, la France ne soit pas, en avance, plus généreuse que les pays européens », notamment sur la santé, a-t-il argumenté, car, selon lui, « les filières des passeurs, les trafiquants d’êtres humains, vont orienter, bien sûr, les flux vers la France, plutôt que vers les autres pays. »
Ainsi, a-t-il poursuivi, « qu’on ait une aide d’urgence, oui, car on ne veut pas laisser, demain, mourir les gens dans les rues. Une femme qui est enceinte, elle doit accoucher dans de bonnes conditions. Mais il y a une différence et c’est important : je ne vois pas pourquoi la France ne ferait pas ce que l’Allemagne, la Suède et bien d’autres pays font, en matière d’aide médicale ».
Sur ce point, Bruno Retailleau semble encore s’égarer puisque le rapport Evin-Stefanini stipule clairement que « si la comparaison des conditions d’accès aux soins pour les étrangers en situation irrégulière en Europe occidentale se révèle délicate, et ne permet pas de conclure à l’existence d’un facteur d’attractivité de nature à orienter vers la France les flux migratoires, les auditions que la mission a réalisées invitent à la même conclusion. »
L’exemple germanique est en ce sens assez parlant, analyse Claude Evin. « En Allemagne, cela dépend des Länder (États, ndlr) ou des collectivités, qui peuvent compléter ou prendre en charge ces soins. Il n’y a pas de dispositif national comme en France. Aussi, certains Länder laissent la liberté aux professionnels de santé d’apprécier la situation médicale des étrangers… »
Un débat simplifié par la droite
En 2024, l'AME représente 1,2 milliard d'euros, soit 0,5 % des dépenses de santé annuelles, qui s’élèvent à 254,7 milliards d’euros. Ce droit permet aux étrangers en situation irrégulière, présents sur le territoire national depuis au moins trois mois, de bénéficier d’une prise en charge gratuite de leurs soins, sous réserve de faibles revenus (moins de 810 euros par mois).
Le débat autour de cette aide revient périodiquement dans l’espace public, à la faveur des propositions de la droite et de l’extrême droite de transformer cette AME en aide médicale d’urgence, pour faire le lien avec le sujet de l’immigration. « C’est un débat simplifié, très symbolique et idéologique. Or, la question du maintien des personnes en situation irrégulière est une réalité et difficile à traiter. On laisse croire qu’avec la suppression de l’AME, il n’y aurait plus d’immigration : c’est absurde ! », conclut Claude Evin.
Si les ministres de la Santé successifs ont tous défendu le dispositif, à l’instar de Geneviève Darrieussecq, qu’en sera-t-il du nouveau locataire de Ségur ? Depuis sa nomination, le Dr Yannick Neuder ne s’est guère aventuré sur ce sujet clivant. Fin août, dans un entretien accordé au Quotidien, il déclarait vouloir « regarder ce sujet avec l’œil médical plus que financier », ajoutant : « Je suis médecin, il est hors de question que je revienne sur mes principes ». Dont acte ?
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