LE QUOTIDIEN : Le Panorama de la santé pour l’Europe tire la sonnette d’alarme sur les pénuries de personnel. Qu’observez-vous ?
GAÉTAN LAFORTUNE : On observe ce que l’on peut appeler un petit paradoxe. On constate tout d’abord une augmentation du nombre de personnes employées dans le secteur de la santé et des soins de longue durée au cours des deux dernières décennies, et ce, dans pratiquement tous les pays de l’Union européenne (UE). Il n’y a jamais eu autant de médecins, d’infirmiers et autres personnels de santé. En France, entre 2002 et 2022, on est passé d’environ 10 % à 14 % de l’emploi total dans le secteur de la santé et des soins de longue durée. Mais, en dépit de ces augmentations, on rapporte de sérieuses pénuries de médecins, d’infirmiers et autres personnels de santé en France comme dans la plupart des autres pays de l’UE. On estime la pénurie à environ 1,2 million de médecins, infirmiers et sages-femmes sur l’ensemble des pays de l’UE en 2022.
Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Cela s’explique principalement par le fait que l’augmentation de l’offre de personnels de santé s’est accompagnée d’une hausse encore plus forte de la demande, poussée par le vieillissement de la population. Ce phénomène de vieillissement n’est évidemment pas nouveau, va inévitablement se poursuivre dans les prochaines décennies et continuer d’accroître la demande de soins de santé et de soins de longue durée. En France, pays situé dans la moyenne de l’UE, près de 21 % de la population actuelle est âgée de plus de 65 ans, par rapport à 16 % en 2000. Et cela va continuer de progresser jusqu’à plus de 27 % à l’horizon 2050, en raison des gains d’espérance de vie et de la baisse de la natalité. Si toutes les années d’espérance de vie gagnées l’étaient en bonne santé, sans maladie ni incapacité, cela n’augmenterait pas trop la pression sur les systèmes de santé, mais ce n’est pas le cas. De plus, il y aura aussi moins de personnes en âge de travailler, y compris dans le secteur médico-social.
Qu’en est-il de l’évolution du nombre de médecins ?
La France fait figure d’exception parmi les pays de l’UE, du fait que le nombre de médecins par habitant n’a pratiquement pas augmenté au cours des deux dernières décennies. Alors que la France était dans la moyenne des pays de l’UE en termes de densité de médecins par habitant il y a vingt ans, elle est maintenant bien en dessous, avec un ratio de 3,2 par 1 000 habitants contre 4,2 pour la moyenne des pays de l’UE. Il est à noter cependant que les chiffres pour la France sont sous-estimés par rapport à ceux des autres pays parce que les internes n’y sont pas inclus, alors que ces médecins en formation sont inclus dans les autres pays.
En France, le nombre de médecins par habitant n’a pratiquement pas augmenté au cours des deux dernières décennies
Par ailleurs, si on regarde la part des médecins généralistes par rapport à l’ensemble des médecins, elle a diminué en France comme dans la plupart des autres pays de l’UE au cours des dix dernières années, tandis que la part des spécialistes a augmenté. En France, la part des omnipraticiens a diminué de 34 % en 2011 à 30 % en 2022, mais reste néanmoins au-dessus de la moyenne européenne (21 %). La France est donc moins mal lotie que plusieurs autres pays de l’UE, ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’il n’y a pas de problèmes à différents endroits. En effet, en France comme ailleurs dans l’UE, il y a généralement plus de médecins dans les villes par rapport aux zones rurales. Mais cet écart est plus marqué en France. En moyenne, il y a seulement 2,5 médecins pour 1 000 habitants en zones rurales contre 3,8 dans les villes.

Comment expliquez-vous l’augmentation très faible du nombre de médecins en France au cours des vingt dernières années ?
Cela s’explique principalement par la gestion du numerus clausus dans les années 1980-1990, période durant laquelle il a été maintenu à un niveau très bas. L’augmentation du numerus clausus depuis les années 2000 a permis de remplacer les départs à la retraite du grand nombre de médecins formés dans les années 1960-1970, mais guère plus. La hausse du nombre d’étudiants admis en médecine s’est fortement accélérée depuis 2017, passant de 8 300 étudiants admis en 2017 à 10 800 en 2022 (+ 30 % sur cinq ans), ce qui devrait donc contribuer à une augmentation du nombre de médecins une fois que ces étudiants auront terminé leurs études. Il est à noter que ce qui a beaucoup aidé à maintenir un nombre stable de médecins au cours des dernières années est le fait que beaucoup ont continué à pratiquer même après 65 ans. Près d’un médecin sur cinq en France était âgé, en 2022, de 65 ans et plus, deux fois plus environ que dix ans auparavant. Ce phénomène est encore plus marquant en Italie, où plus du quart des médecins en 2022 étaient âgés de 65 ans et plus. Mais on peut évidemment s’attendre à ce que ces médecins partent à la retraite tôt ou tard.
Comment se positionne la France en termes de médecins mais aussi d’autres personnels de santé comme les infirmiers ? Y a-t-il d’autres pays de l’UE qui fournissent des exemples à suivre ?
On peut distinguer quatre groupes de pays concernant le nombre de médecins et d’infirmiers par habitant. D’abord ceux avec des effectifs de médecins et d’infirmiers plus élevés que la moyenne européenne, comme les pays nordiques, mais aussi l’Allemagne, la Suède, l’Autriche et l’Irlande. Ensuite, il y a ceux avec moins de médecins mais plus d’infirmiers que la moyenne. La France fait partie de ce groupe avec la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas. Le troisième groupe est constitué principalement des pays du Sud, comme la Grèce, Chypre, l’Espagne, l’Italie, qui traditionnellement ont eu plus tendance à faire reposer leur système de santé sur les médecins, qui sont donc en plus grand nombre que la moyenne, au contraire du nombre d’infirmiers. Et enfin il y a les pays d’Europe centrale et de l’Est, qui ont généralement moins de médecins et d’infirmiers par habitant, mais qui dépensent aussi beaucoup moins pour la santé.
Parmi ces quatre catégories, difficile de dire s’il y a des modèles à suivre. Les pays de la première catégorie rencontrent aussi des problèmes de pénurie de main-d’œuvre en santé et les solutions ne sont pas évidentes. En Norvège, qui compte beaucoup plus de médecins et d’infirmiers que la France et la plupart des autres pays de l’UE, et dépense aussi beaucoup plus en matière de santé, une commission consultative nationale est récemment arrivée à la conclusion qu’ils atteignent à peu près un seuil maximum de personnels qu’ils peuvent allouer au secteur de la santé car ils ont des pénuries dans les autres secteurs aussi. Une solution possible est l’immigration de médecins et autres personnels de santé de l’étranger, mais cette commission consultative en Norvège s’est prononcée contre un tel recours parce que cela viendrait accroître les fragilités du système de santé et serait irresponsable dans une perspective mondiale. Cette commission a donc proposé d’essayer d’accroître l’efficience du système de santé par une meilleure utilisation des ressources humaines et techniques. Parmi les pays de l’UE, les Pays-Bas tirent leur épingle du jeu car ils ont été très bons en matière de planification de la main-d’œuvre en santé et plus particulièrement pour les effectifs de médecins. Ils ont aussi travaillé sur la répartition des tâches entre médecins généralistes et spécialistes, et entre les médecins et les autres personnels de santé, comme les infirmiers en pratique avancée et les infirmiers spécialistes, qui peuvent permettre de réduire la demande pour certaines catégories de médecins.

La place du médecin est-elle toujours centrale dans ces différents systèmes de santé ?
Les médecins jouent toujours un rôle central et de premier plan, se trouvant tout en haut de la hiérarchie des professionnels de santé les plus qualifiés pour diagnostiquer et traiter des problèmes de santé complexes. Mais dans plusieurs pays européens et à l’extérieur de l’Europe, on observe une nouvelle répartition des tâches où les médecins ne sont plus responsables de tout faire. Il y a par exemple le développement des infirmiers en pratique avancée, un rôle créé en 2017 en France et qui se met en place très lentement, alors qu’il existe dans des pays comme les États-Unis et le Canada depuis la fin des années 1960, où le nombre d’infirmiers en pratique avancée est en forte augmentation pour venir pallier la pénurie de généralistes. Dans beaucoup de pays, les médecins se sont longtemps opposés à un nouveau partage des tâches avec le personnel paramédical. Mais, quand les pénuries deviennent très fortes, il peut y avoir de plus grandes ouvertures. Les médecins conservent un rôle crucial mais un peu moins central, plus en adéquation avec leur niveau de formation très élevé.
Quelles sont les recommandations de l’OCDE pour enrayer la pénurie de médecins ?
Beaucoup de mesures ont été prises en France ces quinze dernières années, sur la formation mais aussi sur l’organisation, avec notamment la création des maisons de santé pluriprofessionnelles pour essayer d’enrayer le problème des déserts médicaux. Une autre approche prometteuse pour obtenir une meilleure répartition des médecins sur le territoire, et notamment dans les régions rurales, est de sélectionner une partie des nouveaux étudiants qui sont nés et ont été élevés dans les régions rurales, parce qu’il y a plus de chance qu’ils aillent s’y installer à la fin de leurs études.
L’Allemagne, le Danemark et plusieurs provinces au Canada régulent d’une manière ou d’une autre l’installation des nouveaux médecins
Concernant la régulation à l’installation des nouveaux médecins, il y a une mesure qui n’a pas été prise jusqu’à maintenant en France et fait débat. On peut comprendre que cela fasse polémique car personne n’aime se voir imposer des restrictions, mais d’autres pays de l’UE, comme l’Allemagne et le Danemark et aussi plusieurs provinces au Canada, régulent d’une manière ou d’une autre l’installation des nouveaux médecins. Au Québec, par exemple, où s’est mise en place une régulation depuis 2004, les étudiants en médecine générale sont prévenus qu’à la fin de leurs études, ils devront travailler un certain nombre d’années en zone sous-dotée. Il reste tout de même une certaine liberté d’exercer en zone surdotée mais avec un malus en termes de remboursements des consultations. Évidemment, ce système ne fonctionne qu’à condition d’avoir des zones considérées comme surdotées.
Un autre axe pour pallier la pénurie des médecins en général et dans certaines régions en particulier consiste à retenir les médecins le plus longtemps possible en exercice. Comme je l’ai mentionné, le fait qu’un nombre important de médecins aient décidé de continuer à exercer après 65 ans a permis d’éviter des pénuries encore plus sévères ces dernières années. Il vaut clairement mieux avoir un médecin qui travaille par exemple 75 % de son temps après l’âge standard de la retraite que d’avoir un médecin qui part complètement à la retraite, dans la mesure bien sûr où ils sont encore aptes à travailler.
Le partage des tâches est également une piste, tout comme l’utilisation plus efficace des nouvelles technologies. L’intelligence artificielle, par exemple, n’en est qu’à ses balbutiements dans le domaine de la santé mais va sans aucun doute développer de grandes capacités, non pas pour remplacer les médecins mais leur permettre d’être plus efficaces dans leur travail.
Une panoplie d’instruments peut être utilisée pour réduire l’intensité de la pénurie
Il n’y a pas de recette miracle mais une panoplie d’instruments qui peuvent être utilisés pour réduire l’intensité de la pénurie. Il faut agir à plusieurs niveaux car la demande de soins en santé est croissante alors qu’il y a des contraintes tant au niveau de l’offre que du financement.
Ne faut-il pas aussi agir sur l’attractivité des carrières ?
Oui, bien sûr, il faut rendre les carrières en santé attrayantes pour les jeunes si on veut en attirer un plus grand nombre. Il y a un aspect financier, bien sûr, à l’attractivité des emplois dans le secteur de la santé. Il faut que les gens aient le sentiment d’être rémunérés à leur juste valeur, quels que soient les acteurs, et qu’ils puissent bien vivre de leur travail. Mais l’attractivité passe aussi par les conditions de travail : le temps de travail, les horaires flexibles, la possibilité de ne pas travailler tous les week-ends et les soirs, les compensations pour le travail de nuit ou les week-ends… Enfin, il y a aussi la question plus qualitative de la gestion des ressources humaines, plus difficile à mesurer : dans quelle mesure les gens font un travail qui les intéresse en termes de contenu et d’expérience, dans lequel ils ont l’impression d’être reconnus, d’être bien traités. On voit, en France comme dans d’autres pays, les tensions que peut créer la gestion de l’intérim à l’hôpital pour pallier les pénuries : si du personnel intérimaire est mieux payé avec plus de flexibilité dans ses horaires, on peut comprendre que les personnes avec un poste permanent ne le voient pas d’un bon œil. La rémunération est un facteur important mais une foule d’autres choses sont à considérer pour améliorer aussi les conditions de travail.

Repères
1988 : Titulaire d’un master en économie de l’université de Sherbrooke, au Québec
1988 : Exerce au gouvernement du Canada dans le domaine des politiques de l’emploi et de la santé
Depuis 1999 : Exerce à la division santé de l’OCDE
Novembre 2024 : Publication de la nouvelle édition du « Panorama de la santé : Europe », qu’il coordonne depuis plusieurs années
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