Le ton goguenard du premier paragraphe de l’article du Débat cité dans la dernière Newsletter de Décision & Stratégie Santé le 4 juin 2020 tombe bien mal. Certes, personne ne pouvait prévoir que la pandémie virale serait concomitante de sa parution. Mais, qui oserait encore écrire que « le manque de moyens des hôpitaux est un lieu commun abondamment décrit et complaisamment rapporté par les médias d’information » ?
Il serait facile en effet, et désormais cruel, de réfuter l’approche partiale qui consiste à choisir des statistiques, sans les mettre en perspective, ni même en indiquer la source, à l’appui d'une thèse étroite, cent fois ressassée. Il n’est pas faux de dire que la répartition des établissements hospitaliers sur le territoire français n'est pas optimale, mais ce n’est pas le problème central. Ce serait trop simple (cf. mon article du Débat "Ma santé 2022 »).
Je constate que le lecteur ne sait pas d’où sont tirées les statistiques de M. Holcman, ni à quelle année elles se rapportent. Il est donc impossible de vérifier leur exactitude. Par ailleurs, le niveau de la démonstration est parfois étonnant : comment par exemple peut-on mettre en relation le nombre de lits d’hôpital en France ou celui de telle ou telle région, avec l’espérance de vie des personnes vivant en France ou habitant ces régions ? Faut-il rappeler une évidence : les déterminants de la santé sont complexes et le système hospitalier y joue certes un rôle, mais mineur par rapport au niveau de vie, au niveau d’éducation, à la profession exercée, à la consommation d’alcool, de tabac, etc., sans parler de la composante non hospitalière du système de santé ?
Revenons aux chiffres présentés dans l’article. On peut s’interroger sur leur pertinence. Sur la base de données Eurostat, la densité hospitalière moyenne dans l’UE en 2017 est de 372,2 lits de soins curatifs/100 000 habitants. Avec 309/100 000 habitants, la France se situe en dessous de la moyenne et au 20e rang (voir document ci-joint et ici les données 2017 pour toutes les catégories de lits, ce qui vous montrera la complexité de ces statistiques). Ce premier exemple rappelle qu'il faut toujours analyser les statistiques avec finesse, précaution et précision.
En ce qui concerne les effectifs médicaux des hôpitaux, là encore il faut savoir de quoi on parle : s’agit-il d’équivalents temps plein (ETP) ou du nombre brut, sachant que certains médecins ne consacrent qu’une ou deux demi-journées de travail à leurs fonctions hospitalières. Globalement, en France, comme indiqué dans l’article, le nombre de médecins a augmenté toutes ces dernières années, mais il s’agit du nombre de médecins inscrits au Conseil de l’ordre. « Il n’y a jamais eu autant de médecins en France », entendons-nous dire souvent. Cette affirmation, contestable comme nous allons le voir tout de suite, avait été utilisée par Nicolas Sarkozy et bien d'autres pour minimiser ou nier le problème de la démographie médicale, comme le fait à son tour M. Holcman. En réalité, entre 2010 et 2018 le nombre de médecins ayant une activité régulière a baissé en nombre absolu de 10 %, alors que la population est passée de 65 à 66 millions d'habitants. Il ne faut pas prendre en compte le nombre de médecins inscrits à l'ordre, qui sont de plus en plus souvent des retraités sans activité ou avec une activité réduite, mais tenir compte du type d'activité. (voir ici).
Par ailleurs, nous ne sommes pas recordmen du monde dans le domaine des dépenses de santé par habitant : la dernière statistique d’Eurostat (2017) montre qu’en Europe nous sommes au 13e rang (voir ici l'histogramme ci-joint). Dans celle de l’OCDE, qui compare les dépenses par habitant en dollars à parité de pouvoir d’achat, nous sommes au 10e rang des pays de l’OCDE pour cette même année 2017. Cela ne veut pas dire que nous dépensons bien et qu’il n’y a pas de marges de manœuvre.
Dans une tribune publiée par le Monde le 13 novembre dernier, avant la pandémie, j’écrivais : "Notre système hospitalier reste un des meilleurs au monde, mais il est menacé. Tous les ingrédients sont réunis pour que des mesures aux apparences généreuses présentées comme des « annonces fortes » en faveur de l’hôpital public laissent néanmoins inchangées les orientations qui minent nos établissements : défiance à l’égard des professionnels, hyperréglementation, prééminence des problématiques administratives et comptables sur les besoins sanitaires, instauration d’une gouvernance bonapartiste, mise en œuvre de « réorganisations » ou de « transformations » mal pensées, mal acceptées et sources de gaspillages, absence d’articulation avec la médecine de ville et, surtout, sous-financement et mauvaise anticipation de la pénurie médicale. (...) Les équipes de soins et les dirigeants hospitaliers doivent disposer d’une large indépendance aussi bien pour l’aménagement de la vie au travail que pour les réorganisations structurelles, et cela dès le niveau du service, cellule de base de l’hôpital, plutôt que de subir d’en haut des décisions non négociées et souvent vouées à l’échec." M. Holcman y retrouverait peut-être un faible écho à son point de vue, mais dans un ensemble plus large.
Pour résumer, nous nous situons globalement dans une position moyenne si l’on prend en compte l’ensemble des indicateurs, et non seulement ceux retenus par l’auteur de cet article. Nous sommes par exemple très mal placés pour le nombre de lits de réanimation par million d'habitants. En temps habituel, nos services de réanimation fonctionnent dans la tension, victimes de suppressions de lits et de restrictions budgétaires. A cause de l’épidémie de Covid-19, il a fallu dans la précipitation augmenter nos capacités dans ce domaine, ce qui a désorganisé complètement le fonctionnement de l’hôpital et a empêché malgré tout de soigner tous les patients qui nécessitaient des soins critiques. Pour ne pas être encore plus débordés, nous avons transféré certains de nos malades dans les réanimations allemandes, helvétiques ou luxembourgeoises.
Les technocrates de la santé ont imposé depuis de longues années une politique à courte vue, fondée sur un saupoudrage d’économies, sans investir ni anticiper les besoins, c’est-à-dire sans préparer l’avenir. La pandémie terrible qui se développe sous nos yeux en est la funèbre illustration. Elle donnera lieu à de nombreux travaux. A l’issue de ce crash test en grandeur nature, nous verrons quels systèmes de santé et quels dirigeants auront le mieux tenu. La partie n’est pas encore finie.
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