Saisi par la Direction générale de la santé (DGS), l'Institut national du cancer (INCa) a annoncé le 28 novembre un nouveau programme de recherche sur 5 ans. Financé à hauteur de 3 millions d'euros, ce dernier vise à répondre à la question de la part du risque d’occurrence de cancer de la prostate, et particulièrement les cancers évolutifs, liés au chlordécone.
Les deux principaux scientifiques qui ont travaillé sur le sujet jusqu'à présent, le Pr Pascal Blanchet, urologue au CHU de Pointe-à-Pitre, et Luc Multigner, directeur de recherche Inserm, ont fait part de leur étonnement sur « un certain nombre d'appréciations », indiquent-ils, émises par l'INCa à propos de leurs propres études.
Les chercheurs estiment « inhabituel qu'un communiqué institutionnel de lancement d'un programme de recherche émette des jugements de valeurs sur des travaux scientifiques dûment publiés », font-ils remarquer.
L'étude Madiprostate arrêtée par décision de l'INCa
L'INCa a en effet souligné les limites des études menées jusqu'à présent, établissant un lien statistique entre niveau d'exposition élevé au chlordécone et risque de cancer de la prostate, à commencer par l'étude Karuprostate. « Les études menées jusqu'à présent n'ont pas permis de répondre à cette question de santé publique », estime l'INCa qui pointe « des biais pouvant impacter les résultats ».
La surprise des chercheurs est d'autant plus grande que l'INCa avait décidé en 2014 de ne pas poursuivre le financement d'une étude similaire en Martinique, l'étude Madiprostate, « avant même que les experts aient été consultés et aient émis leurs avis », rapportent-ils.
Des critiques méthodologiques
Au cœur de la polémique : l'étude cas contrôle Karuprostate en Guadeloupe, publiée en 2010 dans le « Journal of clinical oncology » et abondamment citée dans l'expertise collective de l'Inserm. Ce premier travail montre que les hommes ayant un cancer de la prostate ont une probabilité plus grande de présenter des taux de chlordécone élevés par rapport à ceux indemnes de ce cancer.
Pour le Pr Multigner, ce résultat permet d'identifier ce pesticide comme un facteur de risque de cancer de la prostate, de faible amplitude mais réelle. Et le chercheur convient que la fraction attribuable des cas de cancers de la prostate expliquée par le chlordécone aux Antilles françaises reste à déterminer.
Mais pour l'INCa, cette étude ne suffit pas à qualifier le chlordécone de facteur de risque. « Les deux groupes ne sont comparables ni sur l’âge ni sur les facteurs de risque classiques de survenue d’un cancer de la prostate », explique l'Institut au « Quotidien ». L'INCa objecte notamment que l’âge des malades (66 ans) est significativement plus élevé que celui des témoins (60 ans) lequel « est très inférieur à l’âge médian de survenue de ce cancer ».
Un commentaire que Luc Multigner juge « inepte, ils n’ont manifestement pas lu la publication, rétorque-t-il. Les âges médians étaient bien légèrement différents, les résultats ont été ajustés non seulement à l’âge mais également aux autres facteurs de risque confondants, notamment les antécédents familiaux de cancer de la prostate, l’obésité, et le dépistage antérieur par PSA ».
Incompréhension face au refus passé de l'INCa
Le 27 janvier 2014, la présidente de l'INCa, Agnès Buzyn, signifie à Luc Multigner sa volonté de ne pas aller plus loin pour Madiprostate, qui en était alors au stade d'étude de faisabilité. « Je respecte la décision de l'INCa, explique Luc Multigner, mais habituellement, ce sont les experts qui décident qu’il n’y a pas d’éléments qui justifient une étude ; là, c’est la présidente de l’époque qui décide de ne pas soumettre au collège des experts. Il a fallu que le directeur général de la santé de l’époque, le Pr Benoît Vallet, insiste pour que l’INCa me transmette le vrai rapport d’experts. Ce n’est qu’en novembre 2014 que je l’ai reçu, et encore qu’une synthèse car j’attends toujours les rapports complets ! »
Si Luc Multigner regrette de ne pas avoir pu « interagir de vive voix avec ces experts », l'INCa répond que « les évaluateurs (...) doivent être à l'abri de pressions ou de représailles de la part des évalués ».
Une confrontation qui persiste
Les passes d'armes se poursuivent. Plus récemment, une autre étude dirigée par Luc Multigner et le Pr Blanchet publiée dans « The International Journal of Cancer » montrait un risque de récidive (caractérisé par une augmentation du PSA) du cancer de la prostate multiplié par 2,51 chez les patients les plus exposés au chlordécone, au cours d'un suivi de 6,1 ans après la chirurgie.
Lors des auditions, le Pr Ifrah a exprimé des réserves : « Après trois lectures de cet article, je n’ai pas réussi à savoir s’il avait ou non exclu les malades qui n’avaient pas pu bénéficier d’une chirurgie complète. Autre élément : il a enlevé entre 18 % et 20 % des malades qu’il avait criblés. Il l’a sûrement fait pour d’excellentes raisons mais j’aurais bien aimé savoir comment se comportent les 20 % de malades qu’il n’a pas pu analyser. »
Face à ses critiques, Luc Multigner reste circonspect : « Je ne comprends pas très bien ce que le Pr Ifrah veut dire, mais je serais ravi de m'entretenir directement avec le Pr Ifrah pour répondre à ses interrogations », réagit-il.
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