LE QUOTIDIEN : En quoi la recherche en oncologie est-elle si différente de ce qu’elle a été jusqu’à présent pour remettre en question une méthodologie validée par les équipes du monde entier ?
Pr AGNÈS BUZYN : La méthodologie classique va être très rapidement dépassée par l’ampleur de la tâche. Les anomalies moléculaires subdivisent des cancers fréquents en de nombreux cancers rares, représentant un faible pourcentage de patients. De plus, l’avènement des thérapies ciblées en cancérologie ces dernières années voit déferler une multitude de nouvelles molécules spécifiques, actuellement plus de 900 sont en développement en phase 1 ou 2. Ce type de situations exige de pouvoir répondre rapidement à une question donnée pour faire des choix, on n’a plus ni le temps ni les capacités d’inclusion pour attendre les résultats à 3 voire 5 ans sur des centaines de patients, comme avec les essais classiques.
Ce n’est pas le seul mouvement de fond qui s’opère depuis quelques années en cancérologie. L’immunothérapie, qui pourrait révolutionner la discipline à l’avenir, pointe les limites du modèle actuel.
Les critères RECIST classiquement utilisés pour évaluer la réponse tumorale ne sont plus les bons pour l’immunothérapie. La survie sans progression ne convient pas pour mesurer son efficacité; seule la survie globale le peut. Selon les cas, le type de cancer ou le stade tumoral, certains patients peuvent ne pas répondre et d’autres le faire de façon impressionnante. Ou encore, certains sites tumoraux peuvent régresser de façon plus tardive, voire disparaître complètement après une aggravation transitoire. Ces derniers cas de figure s’expliquent par l’effet indirect de l’immunothérapie. Ce type de traitement vise en effet, non pas à détruire directement les cellules tumorales, mais à réveiller le système immunitaire. Ce qui peut s’exprimer de façon différée plusieurs semaines après l’injection. L’augmentation paradoxale de volume parfois observée peut être en rapport avec l’infiltration de la tumeur par les cellules du système immunitaire.
La méthodologie classique est au pied du mur. Est-ce à dire que le raisonnement par organe est désormais obsolète et que le profil moléculaire suffise pour choisir une molécule ciblée ?
Il n’est pas question de se passer d’essai clinique. Le fait qu’une anomalie génétique soit détectée ne signifie pas que le fait d’utiliser une molécule ciblée s’accompagne forcément d’un effet anti-tumoral. La réponse n’est ni prévisible ni systématique. Tout simplement parce qu’en règle générale dans les cancers il n’y a pas une mutation mais de multiples anomalies génétiques. Et que si une voie de signalisation participant à l’oncogenèse est bloquée, la tumeur en met d’autres en œuvre pour échapper aux thérapies ciblées, soit en activant des mutations existantes, soit en créant de novo. Le modèle de la leucémie myéloïde chronique était unique en son genre. Le caractère monogénique de l’anomalie créant un gène de fusion bcr-abl explique l’effet spectaculaire du Glivec, la première thérapie ciblée, faisant passer la survie à 5 ans de 15 à 85 %. Il ne s’agit pas de passer d’un raisonnement par organe à un autre par biologie moléculaire. La réalité s’annonce plus nuancée et plus complexe en fonction des réponses observées par type de cancer et par type de molécule.
Quelles sont les pistes proposées pour évaluer de façon plus adaptée les thérapeutiques en oncologie ?
Il faut aller vers des essais plus courts, plus intelligents, plus dynamiques, plus évolutifs. En pratique, cela correspond à inclure moins de patients, à évaluer sur des critères de réponse différents, en particulier des réponses autres que la survie à 5 ans, à autoriser l’accès aux médicaments plus rapidement. La question d’une AMM conditionnelle est revenue de façon récurrente. Contrairement à une Autorisation Temporaire d’Utilisation (ATU) délivrée à certains patients dans l’attente imminente d’une AMM, l’AMM conditionnelle permet d’administrer le traitement à tous. Pour cela, il faut des preuves majeures d’efficacité et ceci implique une réévaluation de la toxicité dans « la vraie vie » par les industriels.
La FDA a déjà lancé le mouvement en accordant des AMM conditionnelles à des molécules en phase 2 comme le crizotinib. Où en est-on en Europe et comment se positionne la France dans cette réflexion?
Les pouvoirs publics américains sont sensibilisés au problème et ils ont participé à certaines des nombreuses sessions à ce sujet lors de l’ASCO. Mais la France n’est pas en reste, elle est même pionnière en la matière en Europe. Les travaux menés à l’institut Gustave Roussy ou à l’institut Curie, ou l’essai AcSé avec le financement de l’INCa, ont été cités à de multiples reprises.
Le plan Cancer 2014, rédigé bien en amont du congrès de l’ASCO, comporte tout un volet dédié à la politique du médicament. Tous les acteurs concernés, en première ligne l’Ansm, l’INCa et le ministère de la santé, sont conscients de la nécessité d’anticiper l’évolution des médicaments et de s’adapter aux nouveaux besoins en matière d’évaluation. L’Ansm a pris la mesure de la nécessité de relayer la problématique au niveau européen, les congrès de cancérologie européens pointent aussi la démarche. Il n’y a pas d’urgence immédiate et pas de réelle perte de chance pour les patients, puisqu’il y a peu de médicaments concernés, environ 2 nouveaux par an. Il en sera tout autrement d’ici 3 à 4 ans.
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