C’EST À LA FIN du mois d’août que le Pr Jean-Paul Vernant, professeur d’hématologie à l’université Pierre et Marie Curie, a remis officiellement son rapport sur les recommandations à mettre à œuvre pour le troisième Plan cancer. Ce rapport, très complet, va maintenant servir de base à l’élaboration de ce Plan par les ministères des Affaires sociales et de la Santé et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Ce troisième Plan cancer sera rendu public en février 2014 par François Hollande. En attendant, le Pr Vernant détaille quelques grands objectifs qui figurent dans son rapport.
Le Quotidien du Médecin – Le premier objectif stratégique, que vous mettez en avant, est la réduction effective des inégalités de santé. Quelles devront être les priorités du troisième Plan cancer dans ce domaine ?
Jean-Paul Vernant – Dans mon rapport, je n’ai pas voulu faire de chapitre spécifique sur ce problème des inégalités de santé. Je pense, en effet, que ce thème devra être au cœur de toutes les mesures du futur plan. Le cancer est en France la maladie pour laquelle les inégalités sociales sont les plus fortes. Dans notre pays, la mortalité prématurée évitable, par cancer, est importante et reste due essentiellement à l’exposition à un certain nombre de facteurs de risque (tabac, alcool, mal bouffe) pour lesquelles les inégalités sociales sont majeures. Ces inégalités se retrouvent aussi dans l’accès au dépistage. Par exemple, le dépistage du cancer du col reste un dépistage individuel avec une participation moins importante parmi les femmes socialement défavorisées. Chaque année, malgré la vaccination et le frottis, on recense 3 000 nouveaux cas de cancer du col et plus de 1 000 décès. Il est donc nécessaire de passer à un dépistage organisé de ce cancer. Le problème est le même pour le dépistage du cancer du sein : parmi les 30 % de femmes qui ne font jamais de mammographies, beaucoup sont issues de couches sociales peu favorisées.
Une autre question est celle de l’accès aux soins, avec le problème des dépassements d’honoraires.
Faudrait-il, selon vous, interdire tout dépassement dans le cadre d’un traitement du cancer ?
Dans un premier temps, ce que je préconise, c’est qu’il n’y ait plus de reste à charge, aussi bien pour les traitements du cancer que pour ceux de l’après-cancer. Ces dépassements sont en effet une source d’inégalités, à la fois en termes de liberté de choix du praticien mais aussi de délais de prise en charge : à l’hôpital, un patient sera plus vite reçu en consultation privée. En même temps, je suis conscient que les dépassements sont aussi une réponse à l’inadéquation de certains tarifs fixés par la Sécurité sociale… Aujourd’hui, un chirurgien travaillant en libéral est payé, par l’assurance-maladie, pour une colectomie gauche, entre 337 et 547 euros, selon qu’il y ait eu ou non rétablissement de la continuité. Il doit, sur cette somme, payer ses aides opératoires… À l’évidence, il y a un problème de cohérence tarifaire et on peut comprendre que, pour rentrer simplement dans leurs frais, des chirurgiens de ville soient obligés de faire des dépassements. La priorité serait donc de mieux rémunérer certains actes. Mais en attendant, il faut aussi penser à ces femmes qui, par exemple, se voient réclamer jusqu’à 5 000 euros pour une reconstruction mammaire et qui finissent par y renoncer pour des raisons financières. De manière pragmatique, je demande à ce que, pour tous les traitements du cancer et de l’après-cancer, il n’y ait plus de reste à charge pour le patient. Cela implique de négocier avec les mutuelles, ce qui ne sera pas forcément simple. Par ailleurs, il me semblerait normal que les médecins s’abstiennent de tout dépassement pour les 7 à 8 % des Français qui n’ont pas de mutuelles.
Dans votre rapport, vous estimez que la politique de lutte contre le tabac, menée en France depuis 2004, est un échec et qu’il faut la reconsidérer…
On est bien obligé de constater que, dans ce domaine, nous sommes effectivement en situation d’échec. En dépit de diverses mesures prises au cours des dernières années (avertissements graphiques sur les paquets, interdiction de vente aux mineurs, interdiction de fumer dans les lieux publics, augmentation des prix…), le tabagisme n’a pas régressé dans notre pays. La consommation a même progressé chez les jeunes, les femmes et les catégories sociales défavorisées. Je pense qu’il est temps de passer d’un système coercitif à un système principalement éducatif, notamment en développant une éducation à la santé à l’école. Plutôt qu’une prévention prescriptive, essentiellement fondée sur les interdictions, il faudrait privilégier une prévention éducative.
Votre deuxième grand objectif stratégique concerne l’adaptation du système de santé aux évolutions de la prise en charge des cancers. Que faudrait-il modifier selon vous ?
Notre système de santé se trouve confronté à un défi d’adaptation, lié aux évolutions démographiques et épidémiologiques des cancers ainsi qu’à l’évolution des modes de prise en charge. Le vieillissement de la population va entraîner, au cours des prochaines années, une augmentation globale du nombre de nouveaux cas de la maladie qui, de son côté, va évoluer vers une plus grande chronicisation. Les établissements vont devoir prendre en charge un plus grand nombre de patients mais de manière différente. Récemment, Unicancer a rendu publique une étude prospective, fort intéressante, sur la prise en charge des cancers en 2020. Elle montre que les prises en charge vont évoluer vers des séjours hospitaliers plus courts, une augmentation de la chirurgie ambulatoire et un développement des chimiothérapies orales, prises à domicile. Cette évolution sera bénéfique pour les patients, qui seront de moins en moins hospitalisés, mais aussi pour la Sécurité sociale, car ces modes de prise en charge sont moins coûteux. Mais cela va mettre les centres de lutte contre le cancer, qui sont essentiellement financés via la T2A, dans une situation très difficile. Car ce qui est bien valorisé avec la T2A, ce sont les hospitalisations traditionnelles. Il est donc essentiel qu’on s’interroge sur les limites du « tout T2A » et qu’on revoie les modes de financement des établissements de santé.
Votre rapport souligne aussi la nécessité d’anticiper l’impact économique des médicaments innovants.
Oui, j’ai aujourd’hui une inquiétude très profonde sur la capacité de nos systèmes de santé, à terme, à pouvoir prendre en charge les traitements ciblés. Aujourd’hui, la biologie moléculaire permet de disséquer des pathologies jusqu’alors considérées comme monomorphes. À l’avenir, un cancer fréquent risque de devenir un ensemble de maladies rares qui seront traitées par des médicaments orphelins dont les coûts seront très élevés. Il convient d’engager une réflexion sur le coût des nouveaux traitements, en essayant de respecter un équilibre entre l’efficience, l’équité et le droit à l’accès à ces traitements.
Vous préconisez aussi une meilleure articulation des prises en charge entre la ville et l’hôpital avec un renforcement du rôle du médecin traitant.
Oui, il est essentiel de développer l’implication des généralistes à tous les niveaux. Je pense qu’il serait souhaitable de créer une consultation prévention/dépistage que chaque généraliste pourrait proposer à l’ensemble de sa patientèle tous les deux ans. Le médecin traitant a un rôle essentiel à jouer, notamment pour inciter ses patient(e)s à participer plus largement aux dépistages organisés du cancer du sein ou du côlon. J’espère que je serai suivi sur cette proposition qui, je le reconnais, sera compliquée à mettre en œuvre. Tous les généralistes ne sont pas forcément favorables à cette évolution. Et le système du paiement à l’acte ne le favorise pas vraiment.
Votre troisième grand objectif stratégique est une simplification de l’organisation de la lutte contre le cancer en France. Qu’est ce qui doit changer selon vous ?
Au cours des dernières années, de nombreuses structures ont été créées pour le dépistage, la recherche et le soin. Nous avons des réseaux territoriaux, régionaux, des pôles régionaux, des cancéropôles, des sites intégrés d’oncologie… La plupart de ces structures assument bien leur misions mais la vérité est que nous avons un système d’une extrême complexité qui manque de lisibilité. J’espère que ce troisième Plan cancer sera l’occasion de simplifier toute cette organisation pour renforcer l’efficacité du dispositif et permettre des interactions entre la recherche, la prévention et les soins. Dans ce rapport, je propose une organisation à trois niveaux. En haut de la pyramide, au niveau national, on trouvera l’Institut national du cancer (INCa) qui travaille de façon remarquable et a fait la preuve de son efficacité. En bas de la pyramide, à la base, il y aura les réseaux régionaux, qui ont vocation à travailler en lien avec les ARS et les établissements. Pour faire le lien entre l’INCa et ces 26 réseaux régionaux, je pense qu’il serait souhaitable de donner aux sept structures interrégionales que sont les cancéropôles, de nouvelles missions et qu’elles deviennent les bras armés de l’INCa dans les interrégions. C’est une proposition qui, je l’espère, sera suivie, même si je suis conscient qu’elle peut susciter des réticences.
Pour quelle raison demandez-vous, de manière très ferme, le maintien du DESC de cancérologie ?
Il est important de se positionner de manière un peu forte sur ce sujet. Ces derniers temps, en effet, des rumeurs ont couru sur une possible suppression des DESC. Or, il faut affirmer clairement que le maintien du DESC de cancérologie est impératif pour garantir la qualité et la sécurité des soins. On le sait : dans notre pays, les oncologues ne sont pas en nombre suffisant. De ce fait, de nombreux médecins spécialistes d’organes sont impliqués dans la prise en charge des cancers et ont le droit de faire des primoprescriptions. Il est donc essentiel que les jeunes spécialistes d’organes, qui veulent faire de la cancérologie, passent ce DESC qui propose une formation homogène et de qualité, assurée par les oncologues. Il est également souhaitable que les jeunes souhaitant pratiquer la chirurgie carcinologique fassent le DESC de cancérologie, option chirurgie, et bénéficient de deux années de formation postinternat dans un service validant pour cette pratique. En outre, je souhaite qu’à l’avenir – au-delà des autorisations actuelles qui sont délivrées aux établissements de santé en fonction d’un certain seuil d’activité – soient fixés, pour chaque chirurgien, des seuils d’activité et des niveaux de compétence pour les actes de chirurgie carcinologique complexes.
Quel regard portez-vous sur les deux précédents Plans cancer ?
Même s’il est difficile ou prématuré d’en faire un bilan exhaustif, il est certain que ces deux plans de santé ont permis d’obtenir des avancées majeures qu’il est impossible de citer dans le détail. Mais on peut quand même évoquer la création de l’INCa, la mise en place des réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP), des plates-formes de génétiques moléculaires, des sites de recherche intégrée sur le cancer, des centres d’essais cliniques de phase précoce… J’espère que ce troisième Plan cancer va permettre de donner un nouvel élan même si j’ai bien conscience que toutes les préconisations de mon rapport ne seront probablement pas retenues. C’est la loi du genre. Je me souviens que dans son rapport préparatoire au deuxième Plan cancer, le Pr Jean-Pierre Grunfeld faisait le constat qu’en France, il fallait compter en moyenne 27 jours d’attente pour faire une IRM dans le cadre d’un bilan pour cancer. Dans son rapport, il demandait qu’on passe à 21 jours au bout de deux ans et à 14 jours au bout de cinq ans. Cette recommandation précise n’a pas été reprise dans le deuxième Plan cancer. Et aujourd’hui, on est bien obligé de constater que ce délai d’attente est toujours de 27 jours (enquête DGOS, INCa, SFR portant sur les cancers du sein, de l’utérus et de la prostate). En cinq ans, rien n’a changé, tout simplement parce que la France est toujours un des pays européen qui compte le moins d’IRM (moins de 10 par million d’habitants, contre plus de 27 par million d’habitants en Allemagne). Dans mon rapport, je renouvelle la préconisation de passer à 14 jours dans un délai de 2 ans, en précisant que si cet objectif n’est pas atteint, il faudra augmenter le nombre d’IRM dans notre pays.
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