Un projet de tête qui manque de corps

Des experts français très sceptiques

Publié le 01/07/2013
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ASSISTERA-T-ON à la première greffe de tête d’ici deux ans ? Au vu du faible niveau de preuves et du manque alarmant de garanties apportées par le projet HEAVEN/GEMINI avant de pouvoir envisager une telle intervention chez l’humain, la prévision du Dr Sergio Canavero semble difficilement tenable. « Le point de départ du Dr Canavero est une expérience des années 1970 chez le singe, unique et non reproduite depuis, explique le Pr Didier Orsal, professeur honoraire à l’université Pierre et Marie Curie. Cette première, et dernière, tentative s’est soldée par un échec puisque l’animal composite est mort 36 heures après l’opération ». Pas très encourageant...

Au moins aussi embarrassant, rien ne prouve que la repousse de la moelle désignée par l’auteur comme étant la cause possible du décès prématuré puisse être miraculeusement assurée par une « colle » composée de polymères de dernière génération. « Aucune donnée sérieuse n’a jamais été publiée quant à l’obtention d’une restauration fonctionnelle », indique le Pr Laurent Lantieri, chirurgien plasticien à l’hôpital Européen Georges Pompidou, qui a réalisé la première greffe totale de visage en France. « L’auteur présuppose que la restauration fonctionnelle pourrait intervenir dans les quelques heures à quelques jours suivant la chirurgie, renchérit le Pr Orsal. Là où je pense que quelques mois seraient plus réalistes, ce qui pose le problème du maintien en vie d’un individu dont le système nerveux végétatif est mis à mal par la section médullaire et la vagotomie ».

Un background scientifique.

« Effet d’annonce » pour le Pr Lantieri, voire « canular » pour le Pr Orsal, les choses sont-elles aussi tranchées ? Le projet difficilement catalogable laisse perplexe. Pour le Pr Lantieri, « la faisabilité technique », non démontrée mais loin de relever de l’utopie pure, ne devrait pas rester en soi un obstacle insurmontable. Et comme le reconnaît le Pr Orsal, le neurochirurgien italien s’appuie sur « une juxtaposition d’éléments expérimentaux authentiques ». D’ailleurs, le Dr Sergio Canavero n’est pas étranger aux exigences scientifiques, puisqu’il est l’auteur de plusieurs livres et articles sur la douleur et la stimulation cérébrale, certains ayant même été publiés dans des revues de renom telles que Pain ou le « New England Journal of Medicine ». Il reste malgré tout que le canevas de l’intervention pose en l’état de nombreux problèmes techniques.

Des présupposés sur les bénéfices fonctionnels.

L’anastomose des deux moelles épinières à l’aide de polymères est présentée comme l’étape clef censée solutionner les difficultés rencontrées chez le singe. Ces polymères inorganiques, du PEG ou du chitosan, seraient « capables de reconstituer immédiatement des membranes cellulaires lésées par un traumatisme mécanique ». Des effets locomoteurs auraient été obtenus après injection chez des chiens et des cochons d’Inde ayant eu une section partielle de moelle. « La restauration fonctionnelle n’était pas spectaculaire (...). Dans ces conditions, il semble légitime de s’interroger sur les chances en cas de section totale (...) suivie d’une greffe sur une autre moelle », ajoute le Pr Orsal. Peu importe, le Dr Canavero reste confiant, « seules 10 % des voies descendantes sont nécessaires à restaurer un contrôle volontaire de la locomotion chez l’Homme ». Selon lui, la stimulation électrique épidurale, l’un de ses thèmes familiers de recherche, devrait aider à obtenir une fusion axonale par « électrofusion ».

Une nanotechnologie à valider.

Pour le Pr Orsal, « l’efficacité du "collage" dépend du délai d’application après la lésion, soit quelques secondes seulement, ce qui pourrait être beaucoup trop court face au temps chirurgical évalué à 1 heure ». Avant de souligner une autre zone d’ombre, « la section des voies nerveuses, même précise et nette, même sous hypothermie, provoque l’excitation mécanique directe des axones sectionnés (...). La réaction cytotoxique pourrait détruire un nombre important de neurones cibles localisés partout dans la moelle épinière sous-lésionnelle, mais aussi dans le thalamus, le cervelet, la formation réticulée ». Des expériences complémentaires sur l’animal s’avèrent indispensables, « le mieux étant de commencer par des autogreffes » avant la transplantation de tête entière, et « la mise en œuvre d’un tel programme dans ce domaine pourrait prendre de longues années ».

L’hypothermie proposée par le Dr Canavero pour protéger le cerveau des conséquences d’un arrêt total de la circulation sanguine reste à démontrer. « Plusieurs études citées par l’auteur font état d’une protection du cerveau refroidi, après des arrêts circulatoires pouvant aller jusqu’à une heure, en chirurgie cardiaque par exemple. Mais là encore, les conditions dans lesquelles ont été faites ces observations sont assez différentes de celles proposées, en ce sens que ni le cerveau ni sa vascularisation n’étaient directement touchés ». Sur ce point encore, une longue série d’expérimentations semble incontournable. Pour le Pr Lantieri, le protocole expose à un risque immunologique très particulier dans cette situation. Le rejet du greffon contre l’hôte va s’exprimer dans le sens « d’un rejet du corps contre la tête » et ce « sans aucun retour possible ».

 Dr IRÈNE DROGOU

Source : Le Quotidien du Médecin: 9255