À qui la faute ?

Le mythe de la mère toxique

Publié le 13/12/2018
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mère toxique

mère toxique
Crédit photo : PHANIE

Alors quoi, nous, les psychanalystes, nous accuserions les mères ? Il paraît que nous les traitons de « mère toxique » en les rendant coupables de la pathologie de leur enfant. Certes, l’idée existe, mais elle n’a rien d’analytique : notre principe de neutralité bienveillante nous interdit d’accuser et, de toute façon, la cause est pour nous d’abord interne au psychisme. Nous sommes pris dans un mythe qu’il s’agit d’explorer.

Au point de départ, il y a peut-être un malentendu qui viendrait de Mélanie Klein et de son concept de la « mauvaise mère ». À partir de sa maman concrète, le bébé se constitue deux instances psychiques : une « bonne mère » référée à celle qui, dans la réalité, soulage ses besoins et le comble de tendresse, et une « mauvaise mère », cause des douleurs générées par l’absence. Cette mauvaise mère constitue le premier fantasme et ne se confond pas avec une méchante maman. Les fantasmes témoignent d’un fonctionnement inconscient protecteur ; leur expression consciente est toujours partielle et trompeuse, mais c’est à ce niveau que se situe le travail de l’analyse. Klein est mal connue en France, mais ses idées déformées sont passées dans l’opinion à partir de la vulgarisation américaine. Nous serions-nous donc seulement mal fait comprendre ?

Un diagnostic difficile à confirmer

Par ailleurs, cette idée de responsabilité des mères a-t-elle un fondement ? Si nous en récusons la paternité, faut-il l’évaluer dans d’autres contextes ? Le terme est aujourd’hui repris dans les médias à travers le témoignage d’adultes qui désignent leur mère comme « toxique ». Leur diagnostic est difficile à confirmer, il se confond avec celui de perversion : cette dernière existe partout, les mères aussi peuvent donc être touchées. De tels cas sont exceptionnels, mais une occurrence plus fréquente et moins spectaculaire nous interpelle. De nombreux patients nous parlent d’une enfance douloureuse marquée par la transmission de véritables fardeaux transgénérationnels. L’angoisse et la dépression se transmettent à travers le manque d’estime de soi et d’accompagnement créatif. Parler ici de mère toxique est pourtant injuste, car on désigne comme coupable celle qui doit souvent assumer seule la charge de l’enfant. C’est la situation qui est toxique, tout comme la société qui ne réagit pas.

Des concepts dévoyés

Et puis les soignants également peuvent être touchés. La perversion des thérapeutes est un fléau, mais elle reste, elle aussi, exceptionnelle. L’arbre ne doit pas cacher la forêt, c’est-à-dire le problème posé par des dérives qui ont pu compromettre les analystes. Après 1968, ils se sont associés à l’essor de la psychiatrie et sont partis sur le terrain hospitalier et dans les dispensaires avec le projet de créer une pratique nouvelle. Le geste était généreux, mais leurs idées, sorties de leur contexte, ont été mêlées à beaucoup d’autres. Par exemple, on parlait souvent à l’époque de la mère du schizophrène comme d’un concept explicatif de la maladie. C’est probablement là que le mythe s’est forgé – le film Family life, de Ken Loach, sur les premières thérapies familiales en témoigne. Avec le temps, les références sont devenues floues, et la psychanalyse est maintenant sommée d’endosser la responsabilité d’un discours qui n’a gardé d’elle que ses tics de langage et un vernis culturel. Aujourd’hui encore, des soignants confrontés à la souffrance d’un patient peuvent être tentés de projeter la culpabilité et l’impuissance sur la maman. Le fonctionnement psychotique marqué par l’angoisse et la confusion se communique à tout l’entourage, à la famille comme aux équipes soignantes. Nous avons là une véritable perversion de fonctionnement qui rend tout le monde toxique.

Un mythe naît d’une rumeur, et donc d’un manque de communication. Comme tout le monde, les psychanalystes doivent rendre compte de leur démarche et accepter les critiques qui révèlent les dérives et les abus. Il nous faut surtout proposer une information claire et accessible. Notre outil thérapeutique, le transfert, vient du rapport à la mère : toutes les mamans devraient pouvoir voir la psychanalyse comme un chemin qui mène leur enfant vers la gratitude.

 

De nombreux patients nous parlent d’une enfance douloureuse marquée par la transmission de véritables fardeaux transgénérationnels

Psychiatre, psychanalyste, analyste libéral et praticien hospitalier au SHU des Prs Raphaël Gaillard et Marie-Odile Krebs, CH Sainte-Anne (Paris), auteur de Narcisse et Œdipe vont à Hollywood (Odile Jacob, 2016, 273 p.)

Dr Olivier Bouvet de la Maisonneuve

Source : Bilan Spécialiste