Une patiente de 86 ans possède de nombreux antécédents : gastrectomie des deux tiers pour cancer gastrique datant de 20 ans, rectocolite hémorragique découverte il y a 15 ans (traitée par anti-TNF puis ayant conduit à une colectomie devant son caractère réfractaire), HTA avec complications neurologiques cérébrales et syndrome dépressif.
Elle a aussi une ostéoporose sévère avec de multiples fractures vertébrales, traitée initialement par tériparatide et un relais par dénosumab depuis 18 mois. Avec ce traitement, les paramètres phosphocalciques, contrôlés en juin 2018, sont normaux : calcémie corrigée à 2,35 mmol/l, phosphatémie à 0,9 mmol/l et créatininémie à 79 µmol/l. Elle présente une insuffisance en vitamine D (25OHD à 20 ng/ml).
En raison d’une anémie entre 10 et 11 g/dl par carence martiale, elle reçoit une injection intraveineuse lente de carboxymaltose ferrique (Ferinject) avec une parfaite tolérance immédiate.
Une dizaine de jours après la perfusion, un contrôle sanguin révèle une phosphatémie nettement diminuée (0,41 mmol/l) avec une calcémie corrigée à 2,29 mmol/l. La patiente est asymptomatique. Un mois plus tard, sans aucune intervention thérapeutique, un nouveau contrôle est rassurant : phosphatémie à 0,64 mmol/l et calcémie corrigée à 2,31 mmol/l. Elle est toujours asymptomatique et son anémie se corrige.
Une hypophosphatémie asymptomatique liée au fer
Des observations d’hypophosphatémie aiguë rapidement réversible et généralement asymptomatique ont été rapportées à plusieurs reprises (1). Elles sont souvent asymptomatiques, comme chez notre patiente, mais peuvent être à l’origine d’une asthénie générale voire de fatigue ou douleurs musculaires (2,3).
Toutes les préparations intraveineuses de fer ne sont pas associées à la même fréquence : le carboxymaltose ferrique (Ferinject) et l’hydroxyde ferrique-saccharose (Venofer, Fer Mylan, Fer Sandoz) sont le plus souvent incriminés (4,5) alors que les autres préparations hydroxyde ferrique-dextran (Ferrisat) ou hydroxyde ferrique polymaltose (Monover, non disponible en France) sont beaucoup moins responsables d’hypophosphatémie. La fréquence avec le carboxymaltose ferrique peut atteindre 50 % des patients traités dont un sur huit avec une hypophosphatémie sévère (6). Il semble y avoir une relation avec la dose administrée (6).
L’administration parentérale prolongée de fer peut se compliquer d’un tableau d’ostéomalacie hypophosphatémique. Les premières observations remontent à une vingtaine d’années dans la population japonaise (7). Elles ont été ensuite confirmées par d’autres observations et séries de patients (8-11).
Une sécrétion accrue de FGF23
Le mécanisme de l’hypophosphatémie est maintenant connu, à la suite de plusieurs observations qui ont confirmé une inhibition de la réabsorption du phosphate dans les tubules rénaux et de la 1α-hydroxylation de la vitamine D, du fait d’une augmentation de la sécrétion de FGF23 (12).
Les relations entre carence martiale et métabolisme du phosphate sont complexes. La carence martiale est due à un saignement chronique, le pus souvent d’origine gynécologique ou digestive. Comme dans plusieurs observations de la littérature (1,4,5,8,11) rapportant des patients atteints de maladies inflammatoires intestinales, la rectocolite de notre patiente peut avoir favorisé son anémie. Curieusement, la carence martiale elle-même peut être associée à des modifications de la sécrétion de FGF23… Une anémie ferriprive avec carence en fer est associée à des taux élevés du fragment carboxy-terminal de FGF23 (cFGF23 ) mais normaux de FGF23 intact (iFGF23) avant tout supplément martial (13). Une étude réalisée chez 55 femmes recevant du carboxymaltose ferrique ou du fer-dextran montre que, dans les 24 heures suivant l'administration de fer, les taux de cFGF23 ont diminué d'environ 80 % dans les deux groupes. La sécrétion de iFGF23 a augmenté de manière transitoire dans le groupe carboxymaltose ferrique avec une diminution transitoire et asymptomatique de la phosphatémie chez près de 60 % des femmes de ce groupe, alors que ce n’est le cas d’aucune de celles du groupe fer-dextran (13).
Une hypocalcémie induite par le dénosumab
Il est aussi intéressant de constater que notre patiente était concomitamment traitée par dénosumab pour une ostéoporose sévère. Une telle coïncidence est signalée dans une observation de la littérature (14) : chez une femme de 59 ans ayant une insuffisance rénale chronique de stade 3 sans retentissement phosphocalcique majeur (calcémie 2,42 mmol/l, phosphatémie 1,41 mmol/l, créatininémie 148 μmol/l), une hypocalcémie sévère (1,81 mmol/l) et une hypophosphatémie (0,36 mmol/l) ont été observées quatre semaines après une (seconde) injection de dénosumab et cinq jours plus tard une première injection de fer intraveineux. Les auteurs expliquent que le dénosumab a provoqué une hypocalcémie par syndrome d’avidité osseuse du fait du métabolisme osseux perturbé par l’insuffisance rénale. Le fer intraveineux a ensuite provoqué une augmentation du FGF23 qui a atténué la réponse homéostatique à l'hypocalcémie en inhibant la sécrétion de PTH et l’activation de la vitamine D, d’où une exagération de l'hypocalcémie induite par le dénosumab. La sévérité de l'hypophosphatémie de la patiente est expliquée de manière similaire par la conjonction d'une augmentation de la phosphaturie induite par le FGF23 après l'administration de fer par voie intraveineuse, d'une moindre activation de la vitamine D, avec réduction de l'absorption intestinale de phosphate et défaut de protection contre la chute du phosphate due à l'activité antirésorptive du dénosumab. De plus, l'augmentation de la PTH induite par l'hypocalcémie aggrave l'hypophosphatémie en diminuant la réabsorption rénale du phosphate.
Il est donc important de connaître cette réaction hypophosphatémique aiguë pour ne pas s’inquiéter si elle est asymptomatique au décours d’une administration intraveineuse de fer. Le rhumatologue doit aussi ajouter à sa liste de cause d’ostéomalacies hypophosphatémiques l’utilisation prolongée de ces médicaments.
* Service de Rhumatologie, Hôpital Pitié-Slapetrière, Paris
** Centre Viggo Petersen, Hôpital Lariboisière, Paris
(1) Schouten BJ et al. Iron polymaltose-induced FGF23 elevation complicated by hypophosphataemic osteomalacia. Ann Clin Biochem 2009;46:167-9
(2) Anand G, Schmid C. Severe hypophosphataemia after intravenous iron administration. BMJ Case Rep 2017 Mar 13;2017. pii: bcr2016219160
(3) Mani LY et al. Severe hypophosphatemia after intravenous administration of iron carboxymaltose in a stable renal transplant recipient. Transplantation 2010;90:804-5
(4) Bager P, Hvas CL, Dahlerup JF. Drug-specific hypophosphatemia and hypersensitivity reactions following different intravenous iron infusions. Br J Clin Pharmacol 2017;83:1118-25
(5) Schaefer B et al. Choice of high-dose intravenous iron preparation determines hypophosphatemia risk. PLoS One 2016;11:e0167146
(6) Hardy S, Vandemergel X. Intravenous iron administration and hypophosphatemia in clinical practice. Int J Rheumatol 2015;2015:468675
(7) Sato K et al. Saccharated ferric oxide (SFO)- induced osteomalacia: in vitro inhibition by SFO of bone formation and 1,25-dihydroxy-vitamin D production in renal tubules Bone 1997;21:57–64
(8) Bartko J et al. Hypophosphatemia, severe bone pain, gait disturbance, and fatigue fractures after iron substitution in inflammatory bowel disease: a case report. J Bone Miner Res 2018;33:534-9
(9) Yamamoto S et al. Fibroblast growth factor 23-related osteomalacia caused by the prolonged administration of saccharated ferric oxide. Intern Med 2012;51:2375-8
(10) Shimizu Y et al. Hypophosphatemia induced by intravenous administration of saccharated ferric oxide: another form of FGF23-related hypophosphatemia. Bone 2009;45:814-6
(11) Klein K et al. Severe FGF23-based hypophosphataemic osteomalacia due to ferric carboxymaltose administration. BMJ Case Rep 2018;2018. pii: bcr-2017-222851
(12) Schouten BJ et al. FGF23 elevation and hypophosphatemia after intravenous iron polymaltose: a prospective study. J Clin Endocrinol Metab 2009;94:2332-7
(13) Wolf M, Koch TA, Bregman DB. Effects of iron deficiency anemia and its treatment on fibroblast growth factor 23 and phosphate homeostasis in women. J Bone Miner Res 2013;28:1793-803
(14) Smyth S, Ong S. Severe hypocalcaemia and hypophosphataemia following intravenous iron and denosumab: a novel drug interaction. Intern Med J 2016;46:360-3
CCAM technique : des trous dans la raquette des revalorisations
Dr Patrick Gasser (Avenir Spé) : « Mon but n’est pas de m’opposer à mes collègues médecins généralistes »
Congrès de la SNFMI 2024 : la médecine interne à la loupe
La nouvelle convention médicale publiée au Journal officiel, le G à 30 euros le 22 décembre 2024