LE QUOTIDIEN : En quoi consiste « Covideuil », l'étude que vous menez actuellement ?
MARIE-FRÉDÉRIQUE BACQUÉ : Covideuil est lancée depuis février 2021 et financée par l'Agence nationale de la recherche dans le cadre de financements des travaux concernant le Covid. Avec mon équipe, j'ai proposé une recherche portant sur le deuil et la mort pendant cette période, allant de mars 2020 à aujourd'hui, et en particulier sur tous les effets des restrictions subies par les endeuillés. Cette étude concerne à la fois ceux qui ont perdu quelqu'un par le coronavirus mais aussi tous les autres, majoritaires, qui ont subi les mêmes contraintes puisqu'à partir de mars 2020, on ne pouvait plus découvrir les morts conservés dans des housses funéraires. Même après avril, on ne pouvait ni les toucher ni les embrasser, ni pratiquer, par exemple, de toilette rituelle. Ces interdictions ont porté sur une population d'endeuillés très conséquente en France qu'on peut évaluer, en extrapolant, à un voire deux millions de personnes.
Comment avez-vous recueilli ces témoignages et pouvez-vous déjà tirer un premier bilan ?
Nous avons mis au point un questionnaire, diffusé sur internet par le biais de plateformes comme celles de la Société française d'accompagnement et de soins palliatifs ou de l'Observatoire national de la fin de vie. Les endeuillés qui le remplissent, recommencent six mois puis un an plus tard. Cette recherche a, de plus, rapidement pris une tournure internationale : le Québec, la Suisse, la Belgique, l'Italie s'y sont associés jusqu'au Mexique qui est très intéressé et l'Iran ! Cette mobilisation internationale va nous permettre d'établir une comparaison interculturelle portant sur la place des rites funéraires : font-ils partie d'une tradition pérenne ? Le repas funéraire a-t-il toujours une place essentielle ? Comment le numérique est-il associé à ces rites ?
Il est encore trop tôt pour tirer un bilan mais en tant que psychologue clinicienne, j'ai pu constater que beaucoup d'endeuillés étaient dans une forme de désespérance. Toutes ces personnes estiment qu'en raison de la pandémie, elles ont été frustrées de l'accompagnement de leur mort. Certaines présentent des complications du deuil, peut-être de manière plus importante qu'en période normale, c'est-à-dire au-delà de 15 à 20 %. C'est ce que nous souhaitons évaluer.
Qu'est-ce que le deuil compliqué et comment le prend-on en charge ?
Il se caractérise par une grande tristesse et une dépression qui perdurent au-delà de l'anniversaire du décès. Il se manifeste également par des sentiments divers comme l'autodévalorisation, la culpabilité, l'impression d'être toujours proche du mort, d'être envahi par son souvenir. En réalité, les complications du deuil rendent la séparation et la rupture de l'attachement toujours insupportables une année après la perte. Concernant la prise en charge, les médecins généralistes sont les premiers à recevoir les endeuillés, dont la souffrance se matérialise parfois par une demande de médicament ou d'arrêt de travail. Ils peuvent évidemment prodiguer une première écoute et parfois un véritable accompagnement. Ce sont des consultations longues qui nécessitent d'évaluer le niveau de souffrance.
S'agissant des traitements, ma recommandation serait d'adresser les endeuillés à des associations, des groupes d'endeuillés, des psychiatres et des psychologues formés. Et parfois, il est nécessaire de prescrire des anxiolytiques d'une façon extrêmement mesurée pour permettre aux personnes de pouvoir simplement retrouver le sommeil. En revanche, je ne conseillerais pas d'antidépresseurs parce que le processus du deuil ne peut être réalisé que par la remémoration, par la mise en mots.
De nombreux soignants ont aussi été bouleversés par les conséquences de cette pandémie. Certains se sont sentis maltraitants en annonçant les décès à la chaîne, jusqu'à remettre leur métier en question. Comment appréhender leur souffrance ?
D'après mon expérience − j'ai commencé à travailler à l'hôpital en tant que psychologue en 1983 −, j'ai constaté que la souffrance des soignants est souvent aiguë puis prend ensuite l'allure d'une usure. La question du burn-out se pose avec le cumul des tâches, le sentiment de devenir insensible, la perte de l'idéal soignant. Et il est clair qu'en cette période de Covid, les conditions de l'épuisement professionnel sont réunies. Il est évident qu'il faut une revalorisation de ces métiers.
Mais à mon niveau modeste de psychologue, je pense que l'accompagnement des soignants ne doit pas être négligé. Et par quoi passe-t-il ? En premier lieu par le repos ! Ensuite, par la parole. Au cours de groupes Balint* que j'anime avec un médecin généraliste, nous avons pu constater combien ces soignants avaient été touchés par la charge émotionnelle du travail, avaient ressenti un manque de reconnaissance. Mais la seule expression de cette frustration ne suffit pas. Il faut aussi l'intégrer, la relativiser en prenant de la distance. La récupération psychologique demande un travail régulier.
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