Elle n’en est pas à sa première mission. Marie Jaspard termine tout juste son Internat et va intégrer dans quelques jours le service des maladies infectieuses de la Pitié-Salpêtrière.
Sa première mission en Centrafrique sur le VIH, en 2009, a fait l’objet de sa thèse de médecine (Université de Tours). Une expérience qui la pousse à retourner dans ce même pays en pleine guerre, un an et demi plus tard pour prendre en charge les blessés au combat. Une troisième mission suivra, cette fois au sud Soudan sur l’hépatite E et les infections liées aux camps de déplacés. Le virus de l’humanitaire l’avait bel et bien attrapée. Partir pour une mission Ebola ? « Cela fait partie de mon boulot d’infectiologue », explique-t-elle au « Quotidien ».
En renfort des 60 cadres guinéens
Sa mission : venir prêter main-forte aux 60 cadres nationaux de l’équipe guinéenne - une quinzaine de médecins, une trentaine d’infirmières et des agents de santé - du centre de traitement de Donka. « Ce sont eux les héros. Nous les expatriés, nous nous relayons toutes les 4 semaines. Eux sont là depuis 7 mois », rappelle celle qui s’est engagée avec Médecins sans frontières. Contre cette maladie identifiée pour la première fois en décembre 2013 à Guéckédou, une ville du sud-est du pays, qui a déjà touché près de 2 000 Guinéens et tués près de 1 000, ces héros locaux sont obligés de mener leur combat dans l’ombre, à l’insu de leurs familles et de leurs proches pour ne pas éveiller d’hostilité ou nourrir la peur.
La peur : les expatriés aussi doivent apprendre à la maîtriser et ce, dès le début, au centre MSF de Bruxelles lors de deux jours de formation pour faire le point sur la maladie, sur tout ce qui relève du « What San » (Water and Sanitation) : sécurité de l’eau, utilisation du chlore aux bons dosages, matériel de protection, gestion des cadavres... en insistant sur la maîtrise du cérémonial de l’habillage/déshabillage avec la fameuse tenue étanche PPE (Personal Protective Equipment).
Mission « No touch »
« No touch », la consigne est clair : ne pas toucher rien ni personne sans protection. Dès Bruxelles, le décor est posé : « Je crois qu’on a peur tout le temps. Je crois qu’on s’habitue à avoir peur... Je n’ai jamais eu peur de me contaminer mais j’ai toujours eu l’impression d’avoir peur ». Un sentiment diffus entretenu tout au long de la mission répartie entre les longues journées de travail au centre de Donka et les soirées de repos à la maison d’accueil des volontaires de MSF. « Nous n’avons pas le droit de toucher même nos collègues expatriés. Jamais ». Pas d’effusion, distance de sécurité obligatoire.
Cette hypervigilance est poussée à l’extrême dans les trois zones du centre de soins, chacune avec son propre rituel. Dans la zone à faible risque (« Low risk »), le pyjama de bloc vert est de rigueur, les contacts interdits et le lavage des mains obligatoire toutes les 5 ou 10 minutes, « en fait, chaque fois qu’on peut », se rappelle le Dr Jaspard. L’entrée dans la zone à haut risque (« High risk »), commence avec l’enfilage précis des différentes couches de la PPE, toujours en binôme. La procédure peut durer jusqu’à 20 minutes. Dans la zone elle-même, le défi consiste à maîtriser aussi bien l’espace que son propre corps. « On ne voit qu’à travers les lunettes. Le champ de vision est réduit de moitié, Les bottes sont 4 fois trop grandes. Le premier risque, c’est de se prendre les pieds dans les seaux destinés à recueillir les fluides (urines, vomissements...), les poubelles, les boites à aiguilles, il y en a partout. Il faut s’arrêter, regarder et ensuite pousser tout pour pouvoir avancer. Jamais faire de gestes brusques et marcher très doucement », décrit l’infectiologue.
Des risques d’erreur
Accéder aux malades sans se mettre en danger nécessite de la rigueur, beaucoup de rigueur pour ranger et éviter d’accrocher son PPE, de se piquer avec une aiguille... Un des rôles du Dr Jaspard a consisté à rappeler les règles : pas plus de 45 minutes - 1 heure maximum dans la zone d’isolement. « Avant mon arrivée, les soignants pouvaient y rester jusqu’à 2 heures et demie, ce qui multiplie le risque d’erreur. Nous leur avons écrit l’heure d’entrée sur la manche et avons mis des horloges à l’intérieur. Je faisais la police du PPE », raconte encore Marie Jaspard. En dépit de toutes ces précautions, le Dr Jaspard le reconnaît, l’erreur reste possible : « Nous ne sommes pas des robots, nous ne sommes pas des automates », insiste-t-elle.
À Donka, au début de la mission, la quarantaine de lits disponibles était occupée par 20 patients infectés. « À mon départ, ils étaient 70. On a débordé dans tous les sens », indique la volontaire de MSF. L’équipe guinéenne s’occupait en priorité des adultes. Le Dr Jaspard, seul médecin expatrié sur place - avec deux infirmières - n’entrait dans la zone à Haut risque qu’une à deux fois par jour pour s’occuper des enfants, souvent seuls - parents malades ou décédés - pour « les faire manger et boire ».
Nutrition et hydratation
« La nutrition et l’hydratation sont la base du traitement. La prise en charge des patients, c’est le remplissage, c’est la seule efficace pour l’instant », précise-t-elle. « Les symptômes, sont une diarrhée et des vomissements profus, une fièvre à 41°C, une asthénie monstrueuse - les malades ne peuvent pas bouger de leur lit. C’est pire que le palu. Les malades sont dans leur lit, ne bougent pas, ne boivent pas et ne mangent pas. Ils se déshydratent complètement ». Le défi de la prise en charge : « Empêcher qu’ils ne meurent d’hypokaliémie, d’hyponatrémie ou d’hypoglycémie. »
Il a fallu affiner les protocoles progressivement : antibiothérapie et antipaludéens systématiques avant la confirmation du diagnostic (résultat de la PCR entre 3 h 1/2 et 8 heures), vitamines, SRO (soluté de réhydratation orale), perfusion (solution Ringer Lactate). « À Donka, nous mettions des voies veineuses. Ce n’est pas le cas dans tous les centres car c’est un geste risqué. Il faut arriver à ce que tous les patients soient perfusés. Sans voie veineuse, on ne peut être efficace. Le traitement est celui du choc hypovolémique », insiste le Dr Jaspard.
Retour à la sémiologie
Car à Donka, pas de réanimation ni traitement spécifique. L’essentiel repose d’ailleurs sur la clinique. Les soignants de disposent pas de ionogramme. Faire des prélèvements à tous les patients est trop dangereux. Des appareils automatiques permettent de réaliser très simplement et rapidement des ionogrammes « mais les introduire dans un centre de traitement est impossible car il faudrait les désinfecter toutes les demi-heures et l’appareil ne supporterait pas », explique le Dr Jaspard. Faire de la médecine au cas par cas dans un tel contexte relève de la gageure. Exit l’ionogramme, retour à la sémiologie. « On apprend à connaître l’hypokaliémie clinique. Il faut du potassium parce que les patients meurent d’hypokaliémie, j’en suis cliniquement convaincu mais nous n’en avons pas la preuve », explique la jeune infectiologue qui aimerait pouvoir réaliser une étude sur le sujet pour mieux adapter les protocole et améliorer la prise en charge. Pour l’heure, un tel projet est difficile à mettre en place faute de personnel.
Lors de sa mission pourtant, elle a contribué à mettre au point le protocole de soins pédiatriques. « Lorsque je suis arrivée, les enfants avaient le même traitement que les adultes ». Désormais tous les centres utilisent le protocole conçu à Donka : amoxicilline sirop, coartem enfant, Plumpy nut, SRO, antiémétique, paracétamol sirop, Perfalgan, perfusion et du potassium IV. « Faire du potassium en IV chez l’enfant, ce n’est pas rassurant mais il faut le faire ». Les chances de survie des plus jeuens ont augmenté. « On considérait que les enfants de moins de cinq ans n’avaient pratiquement aucune chance de survie. Nous en avons sauvé deux, de 2 ans et 4 ans ».
Pas un « mouroir »
Le taux de décès a chuté jusqu’à 35 % grâce aux soins même si ce taux est remonté (› 50 %) avec l’afflux de patients. « Plus il y a de patients moins on est bons. Cela montre qu’avec une bonne qualité des soins, on sauve les malades ». Et tous ceux qui s’en sortent sont fêtés comme des Survivants. « C’est important les survivants. C’est eux qui nous donnent la force de continuer », ajoute-t-elle. Parfois, le survivant est un soignant comme Jules, contaminé par un patient à l’hôpital de Donka qui a tenu, une fois guéri, à rester en zone d’isolement pour aider les autres patients et continuer à faire son boulot de médecin « sans la PPE ». Une fois immunisé, les protections sont inutiles. Les patients qui le peuvent participent d’ailleurs aux soins et s’entraident. Bien sûr, il y a les décès - environ 3 par jour pris en charge par l’équipe d’hygiénistes - mais « ce n’est pas un mouroir », tient à préciser la volontaire de MSF. Et d’évoquer les instants magiques de rires, de danse - avec l’image de petits bonhommes jaunes s’agitant au milieu de patients médusés - de pleurs aussi lorsque dans la même journée les 9 survivants du jour ont été célébrés. Le Dr Jaspard est prête à repartir avec MSF et pour une mission Ebola.
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