Mise en abymes

#1 L’inconnue du métro

Publié le 20/04/2017
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Comme de grosses artères surchargées pulsant au rythme lent de la ville, les couloirs du métro sont bondés en ces heures matinales. Talonnée par les aiguilles du temps, la docteure Savitri Singh joue des coudes au sein de la masse compacte de badauds, tentant vaille que vaille d’atteindre le wagon qui s’approche. Soudain on s’accroche à la jambe de son pantalon.

— Du temps pour la bonne fortune, ma jolie ?

Là, à même le sol, dans la forêt de jambes, une vieille femme aux habits colorés a étalé devant elle un paquet de cartes.

— Je…

— La bonne fortune, meri beti ?

Meri beti ? Ma fille ? Elle parle Hindi ? Un cri au loin : la rame, elle va partir !

— Ton destin se trouve dans ces cartes, meri beti

Non, son destin se trouve dans cette rame et elle va justement la rater !

— Pas le temps, désolée !

Savitri bouscule la femme, court vers le métro et s’y engouffre in extremis, le temps d’entendre un cri retentir derrière elle alors que les portes se referment. Elle se retourne, voit la foule s’agiter autour de la vieille femme étendue au sol, mais déjà tout se brouille, et le dragon de métal plonge en hurlant dans les entrailles de la terre.

***

Dans la salle d’attente des urgences de l’hôpital Asclépios, Gaspard Virchow, agent d’entretien, observe fixement le distributeur de confiseries. Ses yeux verts balaient avec une concentration extrême le contenu de la machine… Barre chocolatée au riz soufflé ou barre chocolatée aux noisettes grillées ? Un choix des plus cornéliens… Un brancard poussé par deux urgentistes le bouscule sans crier gare. Le souffle court, ils échangent sur l’état de leur patient.

— Dans le métro ! Une folledingue l’aurait bousculée !

— Les gens sont des malades…

— Hé, pourriez faire… commence Gaspard, mais les deux hommes ont déjà disparu à l’angle du couloir. Tant pis. Se retournant vers la machine, Gaspard reprend sa concentration, mais est aussitôt bousculé à nouveau !

« Pardonpardonpardon ! » crie la femme en blouse blanche, coiffant rapidement ses cheveux noirs à la douce odeur de jasmin en un chignon grossier. Elle disparaît à la suite des urgentistes. Elle laisse tomber son badge que Gaspard ramasse et porte à son regard.

« Docteure Saviri… Saviti… Satiti… » commence-t-il à lire.

***

— Docteure Savitri Singh !

Essoufflée, Savitri salue d’un signe de tête les urgentistes dans la salle d’opération.

— Désolée ! Le métro ! Situation ? demande-t-elle en se lavant les mains et récupérant masque, coiffe et gants d’opération.

— Femme, la soixantaine, arrêt cardiaque !

Savitri s’empare des électrodes tartinées de pâte du défibrillateur manuel et se retourne vers le… La femme. Savitri se fige. Ces yeux. Ce regard. La vieille femme du métro ! « Meri Beti ! », croit-elle lire sur les lèvres parcheminées de la vieille femme dont les yeux laiteux plongent dans les siens !

— Docteure Singh ?

Une main se pose sur son épaule, on la secoue, le sifflement du défibrillateur s’intensifie… Docteure Singh !

Savitri revient à elle, le défibrillateur hurle à ses oreilles. Dans le couloir, Gaspard s’approche, badge à la main, et voit par la fenêtre la femme aux cheveux de jasmin plonger les électrodes vers la poitrine nue de la patiente… quand un arc électrique jaillit de l’appareil !

Les urgentistes sont projetés contre les murs, Gaspard et Savitri sont éblouis, le hurlement du défibrillateur couvre tous les bruits de l’hôpital, et la poitrine de la vieille femme s’ouvre en un gouffre béant dans lequel elle chute… la docteure, perdant connaissance, voit Gaspard s’élancer vers elle, puis sa vision se voile, et tout disparaît.

 

 

 

Prochain épisode dans notre édition du 27 avril


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Par Tanguy Le Berre

Source : Le Quotidien du médecin: 9574