Le village des gentils

#5 Et maintenant ?

Publié le 12/06/2020
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Seules les personnes absentes de Vourles, désormais appelé le village des gentils par le docteur Lamarque, ne sont pas devenues des robots de chair et de sang, des individus non plus régis par leurs émotions mais par des règles de rationalité et d’efficacité. La minorité épargnée par ce changement inexpliqué se définit sous le terme d’exceptions, les autres étant appelés les gentils.

Village des gentils

Crédit photo : Phanie

Cela fait déjà un an que tout a changé. Mes investigations m’ont appris que d’autres communes ont été touchées. Des groupes de parole se sont créés sur les différents réseaux sociaux. En tant que médecin, j’ai beaucoup été sollicité par les internautes désespérés devant un changement si drastique. Plus que jamais, mon métier m’impose des responsabilités sociales, au-delà du simple diagnostic et du remède à proposer. Je ne soigne plus des plaies ou des bosses. Je suis désormais un phare dans la nuit, comme l’était avant moi le prêtre, quand ses ouailles devaient affronter des forces inconnues.

C’est d’autant plus fort car nous sommes situés en zone semi-rurale, loin du support des grandes agglomérations. Pour une raison inconnue – mais je soupçonne l’influence du courant rhodanien d’avoir préservé les villes alentour – les communes touchées sont toutes situées entre Vernaison et Thurins, comme si les filaments argentés s’étaient dirigés dans le sens du vent ce soir-là. Je pense depuis le début que ce sont eux les vecteurs de cette transformation d’une population émotive en robots de chair et de sang.

Que faire ? Nous sommes seuls. Nos tentatives d’alerter les autorités n’ont servi à rien. Personne ne trouve à redire à la situation. Lorsque je pousse mon argumentaire trop loin, je constate la méfiance de mon interlocuteur. Je ne veux pas me retrouver enfermé avec une camisole de force. Un de mes collègues officiant à Brignais a tenté de passer le blocus d’un consensus mou en utilisant sans parcimonie les réseaux sociaux. Il a été discrédité par les autorités. Sa femme l’a quitté, ses enfants l’ont rejeté et on raconte qu’il erre dans les rues de Lyon en prédisant la fin du monde.

Je me souviens de ma discussion virtuelle sur la messagerie instantanée de notre réseau social favori, celui où nous échangeons tous, nous les exceptions, un espace de liberté monté par l’un de nos compagnons d’infortune, hébergé loin des oreilles indiscrètes des États et des autorités. Mon interlocutrice, une ancienne institutrice, avait commencé la discussion d’une manière insolite.

— Je ne viens pas me confesser, docteur.

Nous avions parlé des différentes actions en cours pour permettre aux exceptions de mieux vivre avec les autres, les gentils, comme nous les appelions. Ils n’étaient pas dangereux, juste différents, mais étaient devenus majoritaires dans notre région du sud-ouest lyonnais.

Pensez-vous qu’il est possible de se reproduire avec eux ?

— Oui, nous sommes tous de la même espèce biologique.

— Mais il n’y a pas encore eu de cas de maternité issue d’un couple mixte.

— Non. Et comment le saurait-on ? Nous ne connaissons pas toutes les exceptions.

— Comment ça ?

— C’est difficile d’être différent. Souvent, les gens concernés choisissent de se fondre dans la masse, d’adopter la conformité. De ces choix résulte l’uniformité. Les gentils ne sont ni plus ni moins que l’extension de ce principe à une nouvelle espèce.

Elle avait acquiescé. Finalement, les gentils ne pensent pas à mal, ne tuent pas d’autres êtres vivants, ne cherchent pas à voler le bien de leur voisin et ne battent pas leur épouse par jalousie. Ils restent pacifiques, ancrés sur quelques règles simples telles que les horaires des repas, permettent à la société de fonctionner, avec plus d’efficacité, de rationnel, de logique et le tout sans émotion parasite. Ils ont autant mérité que nous leur place dans ce monde. Et nous n’avons pas le choix.

Prochaine histoire courte dans notre édition du 19 juin

Donald Ghautier est consultant en organisation. En 2014, il décide de pratiquer sérieusement sa passion, l’écriture, à travers de la poésie et des nouvelles, publiées dans des revues numériques. Les histoires qu’il raconte sont variées, souvent mâtinées de poésie et d’une réflexion humaniste. Son genre de prédilection demeure la science-fiction car elle permet d’inventer un monde différent.

Donald Ghautier

Source : Le Quotidien du médecin