LE 5 JUIN 1980, à l’appel de la CSMF, plusieurs milliers de médecins libéraux manifestent à Paris contre la convention médicale et, plus largement, contre l’intention du gouvernement d’encadrer les dépenses de santé dans des « enveloppes globales ». Le défilé s’achève dans la violence, avec une charge des CRS sur le pont Alexandre III, durant laquelle plusieurs médecins sont blessés. Cette journée marque une rupture : désormais, les rapports entre le corps médical et les pouvoirs publics seront beaucoup plus tendus que par le passé. L’arrivée de la gauche aux affaires, en mai 1981, accroît encore l’inquiétude des médecins, comme de l’ensemble des professionnels libéraux. Le 30 septembre 1982, près de 100 000 d’entre eux défilent à Paris pour protester contre les projets que fait le gouvernement pour les professions libérales mais aussi, en ce qui concerne les médecins, contre un certain nombre de nouvelles mesures destinées à contenir le déficit croissant de la Sécurité sociale. Des dizaines de milliers de médecins retrouvent, seuls ou avec d’autres blouses blanches, le pavé parisien au printemps 1984 puis en automne 1991, cette fois contre la mise en place d’objectifs de dépenses.
L’opposition au plan Juppé, en 1995 puis en 1997, mobilise une fois encore les professionnels de santé, surtout lorsque le gouvernement envisage des reversements d’honoraires pour les médecins dépassant les objectifs d’actes et de prescriptions. Ce projet amène les internes et les chefs de clinique, inquiets de cette mesure pour leurs futures installations, à mener un conflit très dur pendant plusieurs semaines. Enfin, en 2002, de nombreuses manifestations à Paris et en région, mais aussi des grèves perlées pendant plusieurs mois, permettront aux médecins d’obtenir, au lendemain de la réélection de Jacques Chirac, le « C à 20 euros » que leur refusait le gouvernement précédent depuis plus de deux ans.
La médecine libérale plus d’une fois portée en terre.
D’abord peu rompus à l’art des manifestations, les médecins ont petit à petit affiné leurs méthodes, et appris à se discipliner et à mieux parler à la presse. Mais leurs défilés ont toujours gardé un côté pittoresque et folklorique, avec un sens réel de la mise en scène. Les médecins ont plusieurs fois « enterré la médecine libérale » en marchant lugubrement derrière des cercueils en carton ornés de couronnes qu’ils déposaient dans les cimetières ou devant le ministère ou les administrations. A côté des grandes marches « nationales », auxquelles ils se rendaient souvent en trains spéciaux, ils organisaient aussi des cortèges régionaux, parfois tout aussi savoureux. Certaines journées se révélèrent pleines d’imprévus, à l’image de l’épopée des médecins alsaciens et lorrains partis manifester à Paris le 26 avril 1984 : leur train spécial fut arrêté près de Nancy par la CFDT qui protestait, elle, contre le plan sidérurgie annoncé le même jour par Laurent Fabius. Furieux, les médecins quittèrent le train arrêté sur la voie, et… bloquèrent l’autoroute voisine, sur laquelle passait justement le Préfet de la Meuse, qu’ils retinrent pendant quelques heures.
À l’exception des actions du printemps 2002, les grandes manifestations semblent aujourd’hui appartenir au passé, même si d’autres actions de protestation ont pris le relais. Désenchantement devant ces marches lourdes à organiser, résignation ou meilleur dialogue avec les autorités de tutelle, il est difficile d’expliquer cette évolution, sans doute liée aussi aux divisions croissantes entre les syndicats, notamment sur les questions conventionnelles. Néanmoins, les « turbulents » médecins français, qui suscitaient autrefois l’admiration un peu inquiète de leurs confrères européens, semblent aujourd’hui bien assagis. A l’inverse, leurs confrères et voisins allemands n’hésitent plus, depuis 2004, à descendre régulièrement dans la rue pour protester contre les politiques de rigueur, une mobilisation qui s’observe aussi dans d’autres pays.
Arrière-pensées politiques.
En France, les mobilisations furent-elles efficaces ? Elles ont effectivement permis de bloquer certaines mesures, comme les reversements d’honoraires ou des changements trop radicaux de statut et d’organisation, mais elle ont souvent aussi retardé plutôt qu’annulé des mesures jugées inéluctables par les pouvoirs publics, en premier lieu les grandes réformes économiques. Curiosité récente: la loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST) fut l’une des rares grandes réformes de la santé à être passée sans trop de casse auprès des médecins – en tout cas libéraux puisqu’elle a réussi, en revanche, à faire défiler les mandarins parisiens.
Conscients aussi de leur image auprès du public, les médecins ont souvent estimé que leur mobilisation pouvait nuire au gouvernement contre lequel ils protestaient, un argument toutefois difficilement quantifiable. Si les médecins ont beaucoup manifesté sous François Mitterrand et les socialistes, ils ont contribué aussi, quinze ans plus tard, à fragiliser Alain Juppé avec les résultats que l’on sait pour Jacques Chirac. Sans doute plus à droite autrefois que maintenant, les médecins ont finalement fait preuve, sur le long terme, d’une relative neutralité, et su faire passer leur défense professionnelle avant leurs sympathies politiques. Reste que les médecins, comme tous les citoyens, votent aussi avec leurs pieds, et pas seulement en défilant : la crise démographique de la profession illustre sans doute aussi leur désenchantement croissant quant à leur avenir… et répond, finalement, aux inquiétudes de leurs pères, telles qu’ils les scandaient dans les rues il y maintenant vingt ou trente ans.
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