ENCORE un mot importé des États-Unis ! « Bioethics » apparaît dans les années 1970 dans les écrits du cancérologue Van Rensselaer Potter, qui avait l’ambitieux projet de travailler à la survie de l’espèce humaine en combinant les sciences biologiques et les valeurs humaines. Il n’empêche que c’est en France que le premier Comité national d’éthique a vu le jour en 1983. S’il existait, de par le monde, des structures éthiques, la création d’un comité à vocation nationale, permanent et à large compétence était unique.
Le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) a été créé par un décret du président François Mitterrand. « Il est vraisemblable que c’est à la qualité de ses travaux et peut-être à la "sagesse" de ses avis (largement repris d’ailleurs dans les lois dites de bioéthique) que le Comité doit d’avoir reçu une consécration législative en 1994 », indique Didier Sicard* (interniste), qui le présida de 1999 à 2007. Le Comité est alors chargé de « donner des avis sur les problèmes éthiques soulevés par les progrès de la connaissance dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé et de publier des recommandations sur ces sujets ». La loi bioéthique de 2004 lui confère le statut d’autorité indépendante et élargit son champ de compétence aux questions de société posées par la science : la réflexion éthique ne doit pas être une affaire d’experts. « L’éthique n’est pas contemplative. Elle est l’exercice d’une morale active, en quête d’un point d’équilibre entre la compassion et la raison », estime Alain Grimfeld (pédiatre), son actuel président. L’hématologue Jean Bernard en avait été le premier représentant, suivi de Jean-Pierre Changeux (dont le premier péché était d’être scientifique « et, qui plus est, neurobiologiste », ironise-t-il*).
L’embryon à l’origine du CCNE
« Nul doute que l’embryon humain motiva la création du CCNE », rappelle l’un de ses membres, le médecin biologiste Jacques Montagut*. Grâce aux Britanniques Robert Edwards (Nobel de médecine en 2010) et Patrick Steptoe, le premier bébé-éprouvette, Louise Brown, voyait le jour en 1978. En France, c’est le couple René Frydman et Jacques Testard qui faisait naître Amandine en 1982 par fécondation in vitro. Les recherches et les pratiques concernant l’embryon et l’assistance à la procréation médicale (AMP) ont été les premières questions posées au CCNE. L’avis n° 1 « est l’un des plus cités car il reconnaît à l’embryon la qualité de "personne humaine potentielle" dès sa conception », souligne Georges David*, fondateur des CECOS (centres d’études et de conservation des œufs et du sperme). Vingt-huit ans plus tard, les interrogations ne se sont pas taries : il y a quelques jours, le CCNE rendait son 113e avis sur « la demande d’assistance médicale à la procréation après le décès de l’homme faisant partie du couple ». Comme le constatait Didier Sicard devant les parlementaires**, « les avis du CCNE ont un réel retentissement médiatique et un impact réel car ils rappellent la complexité de l’interrogation éthique, de la problématique bénéfice/risque face à la "gourmandise technologique" qui semble saisir certains de nos concitoyens ».
Le Comité, qui a posé les bases de la réflexion sur de nombreux sujets (informatisation des données de santé, nanotechnologies, tests prédictifs, dépistage et bien d’autres…), peut ainsi se targuer d’être à la source de dispositifs législatifs comme la loi dite Huriet-Sérusclat de 1988 sur les conditions éthiques de l’expérimentation sur l’homme ou encore les lois de bioéthique de 1994. Au nombre de trois, ces dernières portent sur le traitement des données nominatives et le respect du corps humain. C’est la troisième, relative au don et à l’utilisation des éléments produits du corps humain, à l’AMP et au diagnostic prénatal, qui sera soumise à révision tous les cinq ans.
La France devient ainsi le premier pays en Europe à se doter d’une législation complète en matière de bioéthique. Jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, le droit ne protégeait pas le corps humain (encore que l’éthique médicale, qui remonte au serment d’Hippocrate, faisait toutefois partie intégrante de l’exercice de la médecine). Le procès des médecins à Nuremberg en 1947, qui mit à jour les pratiques de l’expérimentation médicale nazie, contribua à l’émergence de nouveaux droits et provoqua une réflexion bioéthique mondiale. Puis l’émergence de nouvelles technologies apporta son lot de craintes.
Primauté au respect de la dignité
Finalement révisée le 6 août 2004, la loi de bioéthique a été saluée par l’ensemble des acteurs comme le compromis nécessaire entre le respect de la dignité humaine et la prise en compte des progrès scientifiques intervenus depuis 1994. Par précaution, la recherche sur l’embryon et les cellules souches embryonnaires, en dépit des perspectives thérapeutiques qu’elle permet d’espérer, a été interdite mais assortie d’un régime dérogatoire à durée déterminée. Afin d’encadrer les activités entrant dans le champ législatif, le législateur a également créé une Agence de la biomédecine, « la seule agence en Europe qui encadre les quatre domaines du prélèvement et de la greffe, de la procréation, de l’embryologie et de la génétique humaine ». Celle-ci a depuis fait ses preuves, contrôlant et évaluant les activités, délivrant les autorisations. À tel point que des parlementaires et des spécialistes d’éthique (dont Pierre Le Coz et Emmanuel Hirsch) en sont venus à dénoncer l’avènement d’un biopouvoir. Appelés de nouveau à réviser la loi, les députés ont en tout cas choisi, le 15 février dernier, de renforcer son rôle en abandonnant l’idée d’une révision législative périodique. « Le législateur a-t-il, en particulier lorsqu’il édicte des principes, vocation à faire une œuvre dont "la date de péremption" est déjà annoncée ? », se demandait le CCNE en 2008 (avis n° 105). Dans le nouveau texte (qui doit être examiné par le Sénat en avril), les principes cardinaux n’ont pas été amputés mais au risque, craignent certains, d’entraver les évolutions scientifiques ou sociologiques.
* In Travaux du Comité consultatif national d’éthique, 20e anniversaire, coordonné par Didier Sicard, 2003, PUF Quadrige.
** Rapport de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPESCT) sur l’évaluation de l’application de la loi bioéthique du 6 août 2004.
Article précédent
La montée en puissance des malades experts
Article suivant
Une judiciarisation plutôt perçue que subie ?
C'est arrivé en...
L’épopée de « la » maladie du 20° siècle
Un pilote en salle d’op’
Des choux et des roses aux éprouvettes
Le hasard et la nécessité
L’irruption de l’ADN en médecine
Et la radiologie devint imagerie médicale
La mortalité divisée par 2
Une métamorphose à poursuivre
Le grand atelier de l’infiniment petit
De Prométhée à Robocop
Une pandémie silencieuse
Pour le meilleur et pour le pire
La révolution permanente en pharmacie galénique
Trente années « lentes » puis dix ans d’accélération
Longévité et dépendance
Une sortie progressive du tout curatif
Se préparer à faire face à l’imprévisible
La peur du malade psychiatrique
Sang et hormone, les procès
La montée en puissance des malades experts
Pionnière, la France reste fidèle à ses principes
Une judiciarisation plutôt perçue que subie ?
Cibler les comportements plutôt que les produits
Nos lecteurs ont toujours raison
La reprogrammation nucléaire fait encore rêver
Entre droits définitifs et choix menacés
Le système sur le gril
Comment les héros sont devenus des pros
Sur le chemin de la banalisation
Comment la France a aspiré 15 000 praticiens « à accent »
Un service qui a gagné ses lettres de noblesse
Un déficit familier transformé en gouffre
Les déserts ont fait tache d’huile
Jusqu’où dématérialiser la médecine ?
Un carcan appliqué à la médecine
L’hôpital monobloc et monumental a explosé
Edifice touché mais pas abattu
De Boulin à Bertrand, ils sont trois à vraiment faire la loi
L’irrésistible expansion d’un business sans frontière
Le corps médical à l’école du pavé
Des États membres réticents à faire santé commune
Les médecins ont changé
Transition de genre : la Cpam du Bas-Rhin devant la justice
Plus de 3 700 décès en France liés à la chaleur en 2024, un bilan moins lourd que les deux étés précédents
Affaire Le Scouarnec : l'Ordre des médecins accusé une fois de plus de corporatisme
Procès Le Scouarnec : la Ciivise appelle à mettre fin aux « silences » qui permettent les crimes